La perception tunisienne du conflit ukrainien peut être présentée sous deux points.
1. Nous percevons le conflit en Ukraine à travers le prisme palestinien.
2. Sur le théâtre européen, la problématique tient à l’instauration d’un ordre régional assurant la sécurité de toutes les parties et assorti de garanties internationales. Au Moyen Orient, notre Plan de Paix obéit aux mêmes principes.
- L’Ukraine et la Palestine
Dans l’un et l’autre cas, les votes émis à l’Assemblée Générale des NU et dans les enceintes internationales sont cohérents. Le droit est sauf. Le principe de non acquisition de territoires par la force est réaffirmé. Cependant, la distance est grande, de l’un à l’autre cas, entre la reconnaissance et l’effort de mise en œuvre des droits reconnus, ainsi que dans le constat et la responsabilisation des violations du droit.
Le conflit en Ukraine accuse le contraste. L’Ukraine, dûment fournie en armement, lutte sur le champ d’honneur. L’honneur de lutter les armes à la main est nié au peuple Palestinien, pourtant reconnu juridiquement comme étant victime de l’occupation. L’appui actif à l’Ukraine, dès l’éclatement du conflit, légitime la lutte et renoue avec l’esprit de la résistance. En Palestine, la résistance à l’occupation est qualifiée de terrorisme. Pourquoi ?
L’engagement des alliés de l’Ukraine puise, au-delà du droit, dans un ordre subjectif où le lien inter-européen supplante le droit. Lorsque Jean-Yves Le Drian déclare : « L’Ukraine ne saurait négocier avec un revolver sur la tempe », nous réalisons que, pour nos partenaires européens, le sort de la Palestine relève d’un autre registre.
Dans ce jeu, la liquidation du peuple palestinien s’effectue froidement à l’ombre du droit et du Partenariat Euro-Méditerranéen. Pour la Tunisie, ce jeu met en cause les principes de la politique méditerraéenne et jette le doute sur la foi des puissances occidentales dans les valeurs qu’elles revendiquent comme universelles. Cette attitude est l’expression d’une politique discriminatoire.
Une place à part revient aux Etats-Unis qui revendiquent, en faveur de l’Ukraine, le principe de non acquisition de territoires par la force, tout en endossant les décrets promulgués en 2017 et 2019 rattachant d’autorité à la puissance occupante les territoires occupés de Jérusalem-Est et du Golan. A la différence de ses alliés Européens, le Gouvernement des Etats-Unis assume la politique de puissance.
Dans le temps, l’accumulation et l’ampleur des violations du droit posent la question de la responsabilité criminelle. Les Etats-Unis, qui se dérobent à la Cour Pénale Internationale, en dépit de leur contribution à l’élaboration du statut de Rome, nient le droit des Palestiniens à l’adhésion et au recours à la CPI. Mais en février dernier, la vice Présidente des Etats-Unis lançait un appel à la Conférence de Munich sur la Sécurité (17-19 février 2023) pour poursuivre les crimes de guerre en Ukraine : le mois suivant (17 mars), le Procureur de la CPI émettait un mandat d’arrêt contre le Président de la Russie. Curieusement, l’enquête formelle décidée par la CPI deux ans auparavant, le 5 février 2021, en territoire Palestinien, est toujours gelée. Là encore, l’attitude politique reste discriminatoire.
De l’Ukraine à la Palestine, le contraste aggravé signifie, au-delà de la politique discriminatoire, une cassure. Sans doute faudra-t-il clarifier le concept de terrorisme et le principe du respect égal des peuples.
- Un ordre de sécurité régionale
Le conflit ukrainien pose le problème de la sécurité régionale. La sécurité commune européenne, incluant l’Est et l’Ouest du continent, est l’un des piliers de l’ordre mondial. La CSCE, l’Acte final d’Helsinki, les mesures de confiance consécutives ainsi que les Traités stratégiques conclus entre les parties avant et après décembre 1991, date de l’éclatement de l’URSS, sont le fruit d’un processus de négociations et d’engagements réciproques. Nous devons à ce processus des évolutions décisives dans l’ordre de la paix. En réponse aux préoccupations de l’ensemble des parties, le dialogue et la négociation sont les ressorts de la politique de détente et de paix.
A la faveur de cette politique, des réformes fondamentales étaient rendues possibles à l’intérieur des Etats et entre les Etats. Ainsi l’Europe a-t-elle conjointement mis à profit la complémentarité de ses ressources naturelles, technologiques et énergétiques, développé en conséquence une politique de coopération et investi de concert dans des structures communes incluant l’Est et l’Ouest du continent. Une telle politique est un gage de paix et de stabilité.
L’essor de la coopération au sein de l’Europe a conforté par ailleurs l’élan de la mondialisation qui a élevé les échanges entre les marchés et les acteurs de tous les continents. Or, parallèlement, les équilibres stratégiques évoluent suivant des logiques nationales ou des logiques d’alliances, sans garantie pour le maintien de la paix et de la sécurité des Etats, ni à l’échelle régionale, ni à l’échelle mondiale. Les risques de rupture des équilibres, du fait des évolutions internes et du fait des expansions géographiques des alliances, exposent la sécurité des Etats. Le souci légitime de réduire les risques et d’éliminer les menaces dicte de définir, entre les Etats concernés, les termes de sécurité commune et de convenir des garanties de recours pacifique en cas de litige.
Pendant la Guerre Froide, les initiatives unilatérales de déploiement de missiles offensifs à Cuba et en Turquie avaient été évaluées par les Etats-Unis et par l’Union soviétique comme autant de menaces. La crise était surmontée moyennant des engagements de sécurité réciproques. Dès lors, la politique de détente avait multiplié les voies d’apaisement, les mesures de confiance et les traités stratégiques permettant d’assurer la sécurité régionale et la sécurité mondiale. Aujourd’hui, dans la même logique, la sagesse des Etats qui portent une responsabilité principale dans le maintien de la paix et de la sécurité internationale est à l’épreuve.
En janvier 2022, la Russie concluait une série de démarches auprès des pays membres de l’OTAN en vue de négocier un ordre de sécurité régionale assorti de garanties réciproques. Le rejet de l’offre entraînait le conflit, mais il ne signifie nullement qu’un ordre européen de sécurité soit dépassé. Un tel ordre reste, à notre sens, la base du retour à la paix en Europe et dans le monde.
La même problématique concerne la paix et la sécurité en Asie. Le développement vertical de l’armement, le réarmement massif des pôles militaires, les ressources de l’outil cybernétique, l’expansion des bases et des alliances à l’Est et à l’Ouest de l’Asie… représentent des menaces pour les Etats et pour les peuples. Si, à ce stade, les grands équilibres ne sont pas rompus à l’Est ni au Sud de l’Asie, l’équilibre est rompu en Asie de l’Ouest, pour nous le Moyen Orient.
La volonté d’assurer la suprématie d’un Etat, Israël, sur l’ensemble de la région, le monopole nucléaire, l’occupation indéfinie des territoires du voisinage, créent au Moyen Orient un déséquilibre de structure et justifient la détermination des Etats de la région de se doter de moyens de parade à tout prix. A moins d’un système régional de sécurité, que nous avons vainement tenté de promouvoir pendant le Processus de Paix inauguré en octobre 1991 (système de sécurité régionale et de contrôle des armements), rien n’arrêtera la course à l’abîme. Le monopole de puissance et la dynamique de domination, comme modèles de politique régionale, ont pour prix le dérèglement et le chaos. Comment arrêter la course ?
Le dérèglement qui ruine la paix au Moyen Orient ne doit pas se reproduire dans d’autres théâtres, ni par la volonté d’un pays, ni à travers une Alliance militaire. Nous avons observé, de bout en bout de l’histoire, les catastrophes inhérentes à la politique de puissance et, tout autant, la clairvoyance qui fait prévaloir les garanties de sécurité pour tous, sans discrimination.
Le Plan arabe de Paix, rejeté par Israël, puise dans le même principe de nécessité d’un système régional de sécurité. Les garanties indispensables pour la Russie, recommandées par le Président Emmanuel Macron dans son propre camp, ouvrent une perspective de paix et témoignent d’une certaine clairvoyance qui se limite toutefois à l’enjeu Européen.
Pour conclure
Le conflit ukrainien met fin à l’ère de la transition post soviétique. La transition, qui s’est étendue de janvier 1992 à février 2022, n’a pas réussi à former un équilibre stratégique acceptable. Le conflit en cours, qui concentre des forces de tous les continents, exprime l’exigence d’un nouvel équilibre qui réponde aux préoccupations des Etats d’Europe et du monde.
A cette fin, nous redoutons l’avènement d’un ordre unipolaire lequel, par nature, engendre la politique de puissance. Nos espoirs s’attachent, pour l’essentiel, à trois points :
- La fidélité aux buts et principes de la Charte des NU ;
- L’avènement d’une Europe puissance qui s’assigne l’impératif de conformité du droit et de la pratique et qui admette loyalement l’universalité des valeurs ;
- Le respect égal des peuples et la fin de toute pratique discriminatoire.
Ces espoirs reposent la question impériale et renouvellent l’idée de la décolonisation.
Ahmed Ounaïes, 25 avril 2023
L’article en version arabe: https://shorturl.at/ARUY0