Nous posons la question de l’avenir de l’ONU sur la base de deux arguments : d’abord la fracture irrémédiable entre les membres permanents du Conseil de Sécurité et, d’autre part, l’impasse relativement à la question palestinienne.
L’Organisation des Nations Unies, sa structure et les principes posés dans la Charte sont le résultat d’une entente longuement mûrie entre trois puissances, les Etats-Unis, l’URSS et le Royaume Uni, de 1943 à 1945. L’ONU est le reflet de cette époque, un reflet sans doute sublimé, mais qui rend compte autant d’un équilibre des forces que d’un progrès de civilisation. En Tunisie, comme pour la majorité des nations, nous avons foi dans les principes de la Charte, nous nous reconnaissons dans l’ONU, elle nous fournit une assurance et nous communique un espoir.
Réalisons cependant que nous vivons un tournant. Notre temps manifeste un autre équilibre des forces et, vraisemblablement, au terme d’une série de crises, un déclin. Qu’en sera-t-il de l’avenir des Nations Unies ?
L’année 2022 marque le terme de la transition consécutive à la chute de l’URSS. Au lendemain de la dissolution de l’Union Soviétique en décembre 1991 – le Pacte de Varsovie étant déjà dissous en juillet – les rapports Est-Ouest empruntent la voie d’une transition vers un ordre libéral quant aux structures économiques et quant à l’appropriation des principes démocratiques. Mais le tableau stratégique subit, au bout de 30 ans, une profonde mutation avec le redressement militaire de la Russie, l’ascension de la Chine et une plus grande cohésion entre ces deux puissances dans la restructuration du champ eurasiatique et au sein même du Conseil de Sécurité.
En réponse, deux évolutions se font jour dans le camp occidental : la progression de l’OTAN et la marginalisation des Nations Unies. Tandis que des clivages politiques paralysent l’action des Nations Unies, les Etats-Unis, membre permanent du Conseil de Sécurité, multiplient les sanctions unilatérales, dressent un champ d’action propre en marge de l’ONU et contreviennent aux résolutions du Conseil de Sécurité. Il s’agit d’une marche déterminée vers un ordre international éclaté.
Parallèlement, l’OTAN passe de 16 pays membres en 1990, incluant l’Allemagne réunifiée, à 30 en 2020. Cette expansion et les alertes consécutives lancées par la Russie depuis 20 ans sont un marqueur de l’ère post-soviétique. Au bout de cinq extensions de l’OTAN, entre 1999 et 2020, la Russie pose formellement le problème de l’architecture européenne de sécurité. Le tournant est pris lorsque la Russie proclame en 2021 la nécessité de convenir d’un ordre de sécurité européen qui soit, non posé et modifié unilatéralement, mais négocié entre les pays concernés et assorti de garanties. La Russie se déclare disposée, pour sa part, à présenter de telles garanties. Cette exigence fixe les enjeux.
En fait, les deux axes se rejoignent. Les prémisses remontent aux lendemains du 11 septembre 2001 : l’attaque des tours jumelles à New York et du Pentagone à Washington. Ce choc est ravivé par les tourments subis par les Etats-Unis sur les fronts d’Irak et de l’Afghanistan. Du reste, les bases de puissance qui s’édifient en Chine et à nouveau en Russie menacent la posture des Etats-Unis et la prééminence occidentale. Il fallait briser l’ascension des deux pôles et prendre en main les réseaux qui se forment dans le champ eurasiatique et qui s’étendent à l’Indo-Pacifique et à l’Afrique.
En réponse à l’exigence de la Russie sur le théâtre européen, faut-il admettre un ordre de sécurité négocié ? Les Etats-Unis, résolus à déchoir le statut de la Russie, s’en tiennent à la libre adhésion à l’OTAN, ‘‘organisation défensive’’, affirment-ils. Ils rejettent donc l’offre de négociation. Les alliés européens se rallient, en définitive, à la position américaine. Deux ultimes échanges se tiennent, l’un à Genève le 10 janvier 2022 entre deux délégations de haut niveau représentant les Etats-Unis et la Russie, l’autre le 12 janvier à Bruxelles, lors du Conseil OTAN-Russie, entre les 30 pays membres de l’OTAN et une délégation gouvernementale russe : les positions sont clairement exposées, sans parvenir à un accord. L’OTAN fait bloc : les pays membres réalisent-ils la prise de risque et le retour de la division de l’Europe ? Au lendemain du 12 janvier 2022, deux camps se retranchent. Le 24 février, la Russie lance l’opération militaire spéciale en Ukraine.
Rappelons qu’au temps de la Guerre Froide, l’entente stratégique entre les deux Grands faisait partie intégrante du système. La crise des missiles de Cuba avait éclaté en octobre 1962 sur les mêmes bases : les Etats-Unis avaient alors estimé que le déploiement d’armes soviétiques dans leur voisinage menaçait la sécurité nationale. La crise était alors surmontée au moyen d’une entente entre les deux grandes puissances. L’entente stratégique était la condition de la paix et de la stabilité en Europe et dans le monde. C’était, pour une grande part, la clé de la politique de détente, d’entente et de coopération qui avait abouti à l’Acte d’Helsinki en août 1975.
Tout au long de la Guerre Froide, le fait le plus redoutable était l’éclatement d’un conflit militaire opposant les deux camps. La paix mondiale était liée à la stabilité de la scène européenne. L’impératif partagé était de préserver l’ordre de sécurité mutuel et de faire prévaloir l’entente stratégique. Au lendemain de la crise de Cuba, une ligne de communication directe est établie entre Washington et Moscou – le téléphone rouge – dans le but de prévenir le déclenchement d’un conflit accidentel.
Admettre l’éventualité du conflit constitue l’un des points de rupture de l’ordre d’Après-Guerre. Le rejet de l’offre russe met fin à la période de transition post-soviétique et définit les postures respectives sur le théâtre européen ainsi que sur la scène mondiale. Du côté occidental, le refus de principe de la sécurité commune pan-européenne détermine la cassure. L’affrontement militaire et le fossé politique en Europe divisent le continent, divisent le monde et divisent irrémédiablement le Conseil de Sécurité des NU. Si, au départ, les opérations militaires sont restreintes au territoire ukrainien, le conflit oppose en fait la Russie à l’OTAN, et bientôt à des Etats non membres de l’OTAN. Les coalitions de part et d’autre s’étendent aux cinq continents.
Les composantes de l’ordre futur
La lutte est engagée pour tenter d’instaurer un nouvel ordre. Nous observons les jalons d’un système qui s’élabore et qui s’affirme. Pour les Etats-Unis, il est temps de refonder l’ordre mondial sur de nouvelles bases : une hiérarchie unie et des convictions communes. Le format du Conseil de Sécurité n’est plus viable. Comment évincer la Russie et la Chine ? Le G-7, acquis au nouvel alignement, endosse les sanctions décidées en dehors des Nations Unies et qui complètent le rôle nouveau de l’OTAN. De facto, le G-7 supplante le Conseil de Sécurité.
Le recentrage de l’OTAN esquisse l’autre axe de l’ordre futur. Le sommet de Madrid (28-30 juin 2022) associe, outre la Finlande et la Suède, appelées à devenir membres, neuf dirigeants d’Etats non membres, dont quatre asiatiques (Japon, Corée du Sud, Australie et Nouvelle-Zélande) et cinq européens (Irlande, Autriche, Géorgie, Chypre et Malte). L’OTAN redéfinit son concept stratégique qui, désormais, revendique la défense collective « suivant une approche à 360 degrés ». Le texte précise que l’évolution de la situation dans l’Indo-Pacifique « est susceptible d’avoir des incidences directes sur la sécurité euro-atlantique ». Le nouveau concept établit que « la Fédération de Russie constitue la menace la plus importante et la plus directe pour la sécurité des Alliés et pour la paix et la stabilité dans la zone euro-atlantique », et que la Chine « affiche des ambitions et mène des politiques coercitives contraires à nos intérêts, à notre sécurité et à nos valeurs ».
La politique des sanctions dépasse en ampleur les précédents unilatéraux connus depuis la Guerre Froide. Les sanctions s’étendent à l’économie, aux finances, au transport, aux arts et au sport. Elles sont décidées et exécutées par les Etats, les organisations internationales gouvernementales et non gouvernementales. Dans le contexte de la mondialisation qui s’intensifie depuis plus de 30 ans, les sanctions ainsi conçues ne visent pas à restreindre ni à isoler, mais à exclure. La Russie et ses éventuels fournisseurs sont exclus de tout, notamment des flux de la mondialisation.
La volonté de rupture entre l’Est et l’Ouest du continent européen procède des Etats-Unis qui estiment le moment venu, dans le prolongement du BREXIT, de freiner l’élan du pôle européen, de redéfinir le champ et d’adapter en conséquence le statut de l’Europe. Le gel et la suspension des infrastructures de coopération inter-européennes, tels que les gazoducs, inaugurent la politique de démantèlement des acquis de l’ère de la détente et de l’ère post-soviétique. Dans ce tableau, le statut de neutralité est mis en question : la Suède et la Finlande adhèrent à l’OTAN, portant le nombre des pays membres de l’alliance à 32 ; la Suisse se joint aux sanctions proclamées par l’Union Européenne et l’Autriche se joint au sommet de l’OTAN à Madrid. Qu’en sera-t-il des pays qui, par ailleurs, rejettent tout alignement de nature idéologique, politique ou militaire ? La question n’est pas tranchée mais, à ce stade, la rhétorique est manichéenne.
Par suite du durcissement stratégique centré autour des Etats-Unis, l’Indo-Pacifique occupe une place particulière.
*Rappelons le dialogue Quadrilatéral de Sécurité ou QUAD (US, Japon, Australie, Inde) formalisé en 2007 et qui est actualisé le 12 mars 2021 par le Président Biden ; les priorités déclarées sont les atouts économiques (puces, semi-conducteurs, nouvelles énergies, innovation) ainsi que la sécurité au sens large, militaire et économique ;
*Rappelons la nouvelle alliance militaire AUKUS, incluant l’Australie, le Royaume Uni et les Etats-Unis, conclue le 15 septembre 2021 au prix d’une crise sévère entre l’Australie et la France ;
*Rappelons que 34 bases américaines sont encore déployées dans 9 sites du théâtre Indo-Pacifique (10 en Corée ; 9 au Japon ; 6 à Hawaii ; 6 entre Djibouti et les pays du Golfe + les îles de Guam dans l’Océan Indien et Diego Garcia dans l’Océan Pacifique ;
*Rappelons l’ANZUS, l’alliance militaire conclue le 1er septembre 1951 entre les Etats-Unis, l’Australie et la Nouvelle Zélande ;
*Après l’éclatement de la guerre d’Ukraine, une politique de harcèlement est déclenchée contre la Chine, centrée sur Taiwan et sur l’état des droits de l’Homme dans la province du Xinjian (les Ouighours) ;
*Une course est engagée auprès des îles du Pacifique par les Etats-Unis et la Chine pour tenter de faire prévaloir les intérêts respectifs ; un premier Sommet entre les Etats-Unis et les îles du Pacifique s’est tenu à Washington les 28-29 septembre 2022.
A ce stade, le processus n’est pas achevé, le concept n’est pas tout à fait formé, mais la centralité, l’inclusivité et la légitimité des Nations Unies sont en jeu.
L’impasse de la question palestinienne
Le deuxième argument renvoie à l’impasse de la question palestinienne.
La qualification d’impasse se fonde sur la légalité des Nations Unies : sans le référentiel des NU, la question palestinienne ne serait pas plus qu’un conflit local, fonction d’un rapport de force. Le fond est lié à un enchaînement de décisions des NU. L’Etat de Palestine est admis comme Observateur par l’Assemblée Générale ; l’annexion par Israël de Jérusalem puis du Golan est déclarée nulle et sans effet juridique par le Conseil de Sécurité dès les années 1980 et 1981 ; les colonies implantées dans les territoires occupés sont régulièrement déclarées illégales ; le mur de séparation édifié dans les territoires occupés est jugé illégal par la Cour Internationale de Justice (Juillet 2004). Sur ce fond, les contradictions de la politique des Etats-Unis sont insurmontables tant que subsiste la légalité des NU. En revanche, la Russie et la Chine, qui reconnaissent la Palestine en tant qu’Etat, ne se sont jamais dérobées. Face aux Etats-Unis, qui ont opposé à ce jour 44 vétos contre les droits politiques et territoriaux du peuple palestinien, le format du Conseil de Sécurité et le consensus des membres permanents sont infranchissables. Le nœud tient en définitive à l’existence même de l’Organisation.
La présente Administration n’a pas annulé les décrets pris par le Président Trump, reconnaissant les annexions de Jérusalem et du Golan, en violation des résolutions du Conseil de Sécurité. Le Président Biden déclare le 21 septembre à l’Assemblée Générale : « Les États-Unis sont attachés à la sécurité d’Israël, point final »! Nulle mention des droits politiques et territoriaux, ni des massacres commis à l’ombre du régime d’occupation depuis 55 ans, ni de l’assassinat de Shirin Abou Aqlah, assumé par la puissance occupante, ni de la Résolution 2334 du 23 décembre 2016. Ce que la puissance occupante accomplit au nom de sa sécurité est admis sans débat – point final !
Un régime d’occupation qui dure 55 ans sans limite, ni dans le temps ni quant au droit, est injustifiable dans l’élément des NU. Encore faut-il le prémunir à coups de vétos. Où va-t-on ?
Les jours de l’ONU, il faut le craindre, sont comptés. L’issue tient à la cohérence de la politique de puissance qui se déploie sous nos yeux. Telle est la portée du tournant. La guerre d’Ukraine ouvre la voie au recentrage d’Israël plutôt qu’au recentrage de l’ONU dans le maintien de la paix et de la sécurité internationale.
En ce jour où nous célébrons la Journée des Nations Unies, sachons tirer par nous-mêmes la conclusion.
Ahmed OUNAÏES