Khemaies Jhinaoui : La guerre en Ukraine et son impact sur la région Moyen-Orient et Afrique du Nord

Par Khemaies Jhinaoui, ancien ministre des Affaires étrangères, ancien ambassadeur de Tunisie à Moscou et à Kiev, et président du Conseil tunisien des relations internationales 

Les ondes de choc de l’invasion militaire de l’Ukraine par la Russie et les sanctions imposées à Moscou qui en ont suivies se font sentir partout dans le monde, y compris dans la région MENA.

L’évolution rapide de la guerre et ses terribles conséquences humanitaires ont pris le monde et de nombreux pays de la région par surprise. Au Moyen-Orient et en Afrique du Nord, le conflit exacerbe une situation déjà instable et compliquée. Bien que la fin de la guerre actuelle ne soit pas encore claire et qu’aucune stratégie précise de sortie de crise n’ait été articulée par la Russie, l’impact des hostilités se fait déjà profondément sentir non seulement dans le voisinage européen immédiat de l’Ukraine, à travers le calvaire de millions de réfugiés, mais aussi au Moyen-Orient et en Afrique du Nord. De nombreux pays de la région MENA avaient déjà du mal à limiter les retombées de la pandémie, lorsqu’ils se sont soudainement retrouvés confrontés à une crise économique sans précédent et à la perspective d’une forte augmentation des prix de l’énergie et du blé ainsi que d’une possible perturbation de l’approvisionnement alimentaire. Si elle n’est pas correctement et rapidement traitée, cette situation pourrait conduire à une nouvelle vague de troubles sociaux dans une région déjà instable avec des souvenirs vifs de soulèvements violents déclenchés par la hausse des prix de denrées alimentaires dans de nombreux pays arabes pendant la dernière décennie.

Quatre questions immédiates méritent notre attention en abordant l’impact de la guerre actuelle en Ukraine sur la région MENA et l’ampleur des conséquences de cette guerre sur les populations de la région et la dynamique géopolitique régionale.

1. Le Partenariat Euro-Méditerranéen mis à l’épreuve par la guerre

Au-delà des périls immédiats en Ukraine et autour de l’Ukraine, l’invasion russe de ce pays et la réponse européenne sont susceptibles d’affecter les enjeux politiques dans la région euro-méditerranéenne et le processus euro-méditerranéen dans son ensemble. Le déplacement de l’attention vers la sécurité et, à un stade ultérieur, la reconstruction économique en Europe de l’Est risquent de reléguer le partenariat euro-méditerranéen au deuxième rang des priorités de l’UE. Moins de ressources seront allouées aux projets de développement régional et à l’intégration verticale. L’accent pourrait être plutôt limité à la lutte contre l’immigration illégale, le trafic transfrontalier et le terrorisme. Les réformes seront mises en veilleuse et les transitions politiques et démocratiques perdront de leur élan. L’Europe dépendant à environ 40% du gaz russe cherchera de nouvelles perspectives d’approvisionnement auprès des pays exportateurs de pétrole et de gaz du Moyen-Orient et d’Afrique du Nord pour combler le vide laissé par la Russie. Une véritable aubaine pour ces pays et leurs dirigeants qui vont augmenter substantiellement leurs recettes et leur influence auprès des dirigeants européens.

S’il est certes prématuré d’évaluer l’impact réel de la guerre sur la coopération euro-méditerranéenne, la situation actuelle pourrait néanmoins être l’occasion pour les dirigeants des deux rives de la Méditerranée pour réfléchir ensemble sur les insuffisances du processus et les meilleurs moyens de le relancer afin d’atteindre ses objectifs initiaux, à savoir la création d’un espace commun de paix, de stabilité et de prospérité partagée. Cette crise offre en outre un moment opportun pour explorer de nouvelles voies de coopération, notamment dans des secteurs porteurs pour les deux parties : les énergies renouvelables, l’économie verte et le sourcing proche.

2. L’impact économique de la guerre

Les pays du Moyen-Orient et d’Afrique du Nord dépendent fortement des importations de blé en provenance de Russie et d’Ukraine. La guerre actuelle pourrait conduire à de graves crises alimentaires dans une région déjà soumise à de fortes pressions économiques et sociales. L’Organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO) affirme que la faim pourrait toucher 55 millions de personnes dans la région. Le conflit a également accru la pression sur les ressources énergétiques, faisant grimper les prix du pétrole et du gaz et d’autres produits de base, en particulier dans les pays non producteurs d’énergie: le Liban, la Tunisie, le Maroc, la Jordanie et le Yémen.

La sécurité alimentaire dans la région est également menacée. L’Égypte est le plus grand importateur de blé avec 80% de ses importations provenant de Russie et d’Ukraine. Le Liban importe 60% de son blé d’Ukraine. La Tunisie était déjà témoin d’une hausse des prix des denrées alimentaires et de perturbations d’approvisionnement avant même le déclenchement du conflit. Poussés par les achats de panique, les ménages se précipitent maintenant pour s’approvisionner en farine, semoule et autres aliments de base. Le pays est également confronté à une crise aiguë des finances publiques et s’apprête à entamer des négociations laborieuses avec le FMI pour conclure un accord permettant d’avoir accès à des prêts de 12,6 milliards de dinars (4,2 dollars américains). La Tunisie doit emprunter environ 20 milliards de dinars (7 milliards de dollars) pour combler le financement de son budget 2022.
Afin de remplir les conditions fixées par le FMI, le pays devrait, par ailleurs, s’engager à geler les salaires du secteur public et à lever les subventions notamment sur les produits alimentaires et pétroliers.

L’impact économique de la guerre en Ukraine viendra s’ajouter à la hausse des prix des denrées alimentaires et des carburants, principalement causée par les perturbations des chaînes d’approvisionnement post-Covid 19, rendant la situation insoutenable pour de nombreux Tunisiens. Le pays importe 50% de son blé de la Russie et d’Ukraine et la balance commerciale avec la Russie est largement déficitaire avec ce pays principalement en raison, notamment,  de l’importation de produits céréaliers.

La hausse spectaculaire des coûts du pétrole brut Brent atteignant un niveau sans précédent de 130 USD pour le baril le 9 mars, même si elle a diminué depuis, signale une aggravation du déficit budgétaire et une pression supplémentaire sur le Gouvernement pour identifier des sources de revenus supplémentaires à l’intérieur du pays et à l’étranger. Le budget du pays pour 2022 avait fixé le prix du baril à environ 75 USD. Le Gouvernement a commencé une augmentation mensuelle de 3 % des prix des carburants dans le but de réduire d’ici la fin de l’année les subventions et de respecter les conditions fixées par le FMI.

D’autres pays fragiles de la région MENA, comme la Syrie, le Liban et le Yémen, sont également exposés à l’impact négatif des hausses des prix de denrées alimentaires et des pénuries de produits céréaliers. La Syrie importe environ les deux tiers de ses besoins en blé et en pétrole de la Russie. Le Liban importe d’Ukraine et de la Russie plus de 90% de ses céréales et ne dispose, selon les récents chiffres de la Banque Centrale Libanaise, que d’un mois de réserves de céréales.

Le Yémen importe environ 40% de son blé de la Russie et d’Ukraine. Il y a de graves pénuries alimentaires dans ce pays et la guerre en cours en Ukraine rendra la vie encore plus difficile pour une population où des millions d’autres seront confrontés au spectre de la famine.

Selon la Banque Mondiale, la région MENA, qui ne représente que 6 % de la population mondiale, est la région la plus exposée à l’insécurité alimentaire.

L’autre implication économique évidente de la guerre pour la région MENA est son impact sur le marché de l’énergie. Les pays producteurs de pétrole et de gaz tels que l’Algérie, la Libye et les pays du Golfe sont susceptibles de bénéficier de la flambée des prix de l’énergie, car ils seront très probablement appelés à combler le vide laissé par la Russie après les sanctions de l’UE et des États-Unis. Techniquement, des pays comme l’Arabie saoudite ou les Émirats Arabes Unis, ou même la Libye ont la capacité de pomper plus de pétrole. Mais ces pays sont désireux de ne pas contrarier Moscou et ils calibreront leurs décisions en fonction des besoins du marché et de leurs propres calculs politiques et économiques, y compris l’état de leurs relations avec les États-Unis et les Nations Européennes. D’autres pays comme la Tunisie, le Liban ou le Maroc, importateurs nets d’énergie, devront trouver les moyens nécessaires pour faire face au fardeau du financement de factures imprévues des produits énergétiques.

3. Géopolitique et conflits régionaux

La guerre actuelle en Ukraine aura sans aucun doute son propre impact sur la géopolitique de la région MENA. Le vote de l’Assemblée générale des Nations Unies le 2 mars a illustré en quelque sorte la réaction individuelle des États membres de la Ligue Arabe à l’invasion russe. Au Maghreb, la Tunisie, la Libye et la Mauritanie ont voté en faveur de la Résolution qui « déplore avec la plus grande fermeté l’agression de la Russie contre l’Ukraine ». L’Algérie s’est abstenue et le Maroc a choisi de ne pas participer au vote. À l’exception de l’Irak et de l’Iran qui se sont abstenus, d’autres pays de la région ont soutenu la Résolution tout en choisissant soigneusement leurs mots pour justifier leurs votes, s’abstenant de condamner explicitement la Russie et en particulier le président Poutine. La Syrie a soutenu la Russie et a même reconnu la région séparatiste de Lougansk et Donetsk.

En fait, la Russie a été très active dans la politique régionale du Moyen-Orient au cours de la dernière décennie. Elle a aidé le régime syrien à récupérer la majeure partie du territoire national occupé par les insurgés. Elle a élargi son empreinte politique et militaire dans la région en recherchant des alliances de sécurité avec des régimes instables à la recherche de nouveaux partenariats pour renforcer leur sécurité précaire. Au Soudan, le chef de la junte militaire avait développé une nouvelle alliance économique avec le Kremlin, ravivant l’aspiration de la Russie à sécuriser une base navale sur la mer Rouge.

Sur le front militaire, la Russie vient de conclure le mois dernier les plus grands exercices militaires en Méditerranée depuis la guerre froide, qui ont impliqué 15 navires de guerre et plus de 30 avions. La base navale de Hmeimeem sur la côte Méditerranéenne de la Syrie fait désormais partie intégrante des contrats de défense de la Russie et contribue à accroître considérablement la présence russe dans la région.

4. Conflits régionaux

La guerre ukrainienne, au cœur de l’Europe, risque sérieusement de mettre en veilleuse les conflits régionaux de la région MENA. Le Conseil de Sécurité, déjà profondément divisé sur la manière de résoudre les conflits régionaux, en particulier en Libye, en Syrie et au Yémen, pourrait se trouver dans l’incapacité de contribuer au règlement de ces conflits. La Libye qui a manqué, fin décembre, l’occasion d’élire une nouvelle direction légitime est à nouveau au bord d’une nouvelle confrontation violente entre deux Gouvernements concurrents revendiquant chacun une certaine légitimité : l’Un basé à Tripoli et contesté par de larges segments de la population, et l’Autre approuvé dernièrement par le Parlement et incapable d’étendre son autorité sur le territoire national. Une confrontation par procuration des puissances régionales et internationales sur le sol libyen motivée par des intérêts économiques et géopolitiques contradictoires pourrait encore s’intensifier en raison du conflit actuel entre la Russie et l’Occident. Comme l’a souligné récemment la conseillère spéciale du secrétaire général, Stephanie Williams, l’ONU s’est abstenue de prendre parti dans la rivalité et insiste plutôt sur la nécessité de se préparer aux prochaines élections. Mais si l’on en croit l’expérience de l’élection avortée de décembre dernier, cet objectif n’est pas, en lui seul, une garantie que les principaux protagonistes et leurs partisans ne perturbent pas le souhait d’organiser des élections dans un proche avenir.

En Syrie: la guerre en Ukraine a eu non seulement un impact sur la situation dans ce pays, mais les deux conflits sont étroitement liés. La Syrie a fourni depuis 2015 un terrain opérationnel à la Russie pour les essais d’armes en plus de servir de base militaire pour sa puissance aérienne et sa marine dans un endroit stratégique en Méditerranée. Le soutien indéfectible apporté par la Syrie à l’invasion russe de l’Ukraine et l’importance de la coopération militaire et stratégique entre les deux pays rendront plus difficile pour le Conseil de sécurité de l’ONU d’adopter une nouvelle Résolution sur la question syrienne.

En Iran:  selon les sources occidentales Moscou semblait jusqu’à la semaine dernière retarder les négociations pour relancer l’accord nucléaire, juste au moment où la conclusion de cet accord semblait imminent. La Russie demande des garanties spécifiques que les sanctions occidentales ne l’empêchent pas de maintenir ses échanges avec l’Iran une fois qu’un nouvel accord sera conclu. Ce blocus a été levé. Le Ministre russe des Affaires Etrangères Sergey Lavrov a déclaré avoir reçu des garanties écrites des Etats Unis d’Amérique sauvegardant les droits de son pays de continuer à commercer avec Téhéran en dépit des récentes sanctions occidentales. La relation entre la Russie et l’Iran a été toujours une alliance d’intérêts plutôt qu’un partage de valeurs. La Russie a systématiquement soutenu les sanctions occidentales contre l’Iran et les diverses Résolutions du Conseil de Sécurité tendant à empêcher l’Iran d’acquérir l’arme nucléaire. L’Iran de son côté estime que la « crise ukrainienne trouve ses racines dans les provocations de l’OTAN». Son Ministre des Affaires Etrangères ajoute néanmoins que son pays « ne considère pas la guerre comme une solution à la crise ».

En général, du point de vue de Moscou, l’instabilité au Moyen-Orient est un problème plus important pour l’Europe que pour la Russie. À l’exception de la Syrie et de l’Iran où Moscou détient des intérêts stratégiques spécifiques, la Russie pourrait jouer le rôle de « fauteur de troubles » plutôt que de bâtisseur de paix actif, à moins qu’elle n’obtienne manifestement ce qu’elle veut et que ses intérêts globaux soient sauvegardés. Il est assez difficile d’imaginer un scénario dans lequel la guerre en Ukraine n’affectera pas négativement les efforts internationaux visant à résoudre les conflits dans la région.

La guerre en Ukraine va certainement accroître l’instabilité de la région MENA plutôt que de faire avancer l’agenda de la paix. La détérioration rapide des relations entre la Russie et l’Occident aura son propre impact sur divers conflits en cours dans la région. Cela élargira certainement la division au sein du Conseil de sécurité de l’ONU, rendant difficile, voire impossible, de parvenir à un consensus entre les P5 sur un éventuel règlement des différentes crises dans la région.

(*) Conférence donnée dans le cadre du séminaire organisé à Berlin par l’Institut Allemand de l’Orient, le 16 mars 2022

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