Dix ans après leurs soulèvements respectifs, la Tunisie et la Libye sont toujours à la croisée des chemins.
La Libye inaugure en effet un nouveau chapitre de sa transition politique par la formation, le 15 février 2021, d’un nouveau gouvernement intérimaire qui devrait affronter la tâche gigantesque de sécuriser et d’unifier un pays profondément divisé et de préparer le terrain pour les élections générales prévues pour la fin de l’année.
De son côté, la Tunisie lutte pour consolider sa propre démocratie dans un contexte de grave crise économique, sociale et financière, encore compliquée par une pandémie dévastatrice. Le pays est encore en train de tester la gouvernance politique mise en place par la Constitution de 2014, un système semi-parlementaire avec un pouvoir exécutif bicéphaleincapable de gérer et de contenir la montée des tendances populistes alors que le pays s’efforce d’établir des relations normales et équilibrées entre les différentes institutions politiques.
Les deux pays sont en effet liés par la géographie car ils partagent une frontière commune de 461 kilomètres. Ils partagent également des liens humains, culturels et ethniques qui sont forts et profondément ancrés dans l’histoire.
Leurs relations de longue date remontent à l’époque phénicienne. Depuis que Carthage a commencé son expansion en Méditerranée, la Tunisie a exercé une sorte de domination sur la Tripolitaine (nord-ouest de la Libye). Plus tard sous l’Empire ottoman, elle a exercé une influence considérable sur une grande partie de la Libye actuelle, en nommant les dirigeants du territoire qui étaient fidèles à la dynastie Husseinite à Tunis. Le Bey de Tunis a même mené des guerres pour destituer du pouvoir les gouverneurs indésirables, comme ce fut le cas en 1794, lorsque Hamouda Pacha Bey mobilisa ses efforts pour rétablir Youssef Karamanli dans ses fonctions de Pacha de Tripoli.
Les deux pays ont entretenu au fil des ans une coopération étroite et des contacts humains intenses, les Tunisiens ayant eu l’habitude de se réfugier en Libye lorsqu’ils se sentaient menacés chez eux, notamment pendant la colonisation française (1881-1956). De même, les Libyens ont souvent cherché la sécurité et une meilleure vie en Tunisie pendant l’invasion et l’occupation de leur pays par les Italiens (septembre 1911-1951). De nombreuses familles sont souvent de même origine tribale et vivent des deux côtés de la frontière.
Sous le régime de Mouammar Kadhafi, les relations étaient souvent tendues, car le dirigeant libyen poursuivait ses politiquesagressivesà l’époque du président Bourguiba, alors que ces relations se sont considérablement améliorées sous le président Ben Ali.
Un virage crucial
Après les soulèvements tunisiens et libyens de 2011, les relations ont pris un autre tournant. Le nouveau gouvernement tunisien intérimaire, formé après l’effondrement du régime du président Ben Ali, a agi immédiatement pour sécuriser les frontières du pays avec son voisin du Sud. Il s’est même efforcé d’établir des contacts avec différentes parties prenantes libyennes afin d’influencer l’issue de la révolution en Libye et d’éviter le débordement du conflit armé sur le sol tunisien.
Il est inutile de rappeler l’importance primordiale de la Libye pour la Tunisie. La sécurité des deux pays est tellement liée que le succès du processus démocratiqueen Tunisie etla relance économie du pays dépendent largement de l’évolution de la situation en Libye.
La grande majorité de la population libyenne est concentrée dans la partie occidentale du pays, à proximité de la Tunisie, faisant d’elle l’une des destinations immédiates de nombreux Libyens en quête de soins médicaux ou de vacances. En fait, la Tunisie est le seul parmi sept pays voisins à avoir maintenu ses frontières ouvertes avec la Libye. De surcroît, la plupart des Libyens qui voyagent à l’étranger utilisent les aéroports tunisiens comme points de transit vers d’autres destinations. Plus de deux millions de Libyens et de réfugiés étrangers fuyant les violences de 2011 ont cherché refuge en Tunisie pendant des mois.Certains se sont même installés depuis en Tunisie s’intégrant ainsi en douceur avec la population locale.
Au cours de la crise de 2011-2014, la Tunisie a joué un rôle majeur dans l’approvisionnement du marché libyen en produits de première nécessité. Elle a énormément contribué à soulager la pénurie de nombreux produits, y compris les produits alimentaires, et à répondre aux besoins urgents du pays.
Des enjeux économiques importants pour la Tunisie
Pendant de nombreuses années, la Libye a été le deuxième partenaire économique de la Tunisie avec des échanges s’élevant à près de 2,5 milliards de dinars.En outre, le commerce informel, y compris toutes les formes de contrebande, a évolué d’une activité initialement tolérée avant 2011 à la principale source de revenus pour de nombreuses communautés des deux côtés de la frontière. Mais la contrebande est également devenue une menace sérieuse pour la stabilité et la sécurité de toute la région, surtout que les activités illicites comportaient aussi le trafic d’armes et d’autres formes d’activités criminelles transfrontières.
Un récent rapport de la Banque mondiale a souligné l’extraordinaire imbrication des économies tunisienne et libyenne et a montré à quel point l’économie tunisienne était dépendante de la Libye.
Quelques chiffres à titre indicatif:
• Près de 1,7 million de touristes libyens choisissent chaque année les stations touristiques tunisiennes, faisant de la Libye le deuxième marché de la Tunisie après l’Algérie.
• Quelque 100 000 Tunisiens vivaient et travaillaient en Libye. La plupart d’entre eux (60 000) ont quitté le pays en 2011 et n’ont pas pu y retourner depuis, privant ainsi l’économie de leur pays de devises étrangères dont il avait pourtant grand besoin.
• La crise libyenne a eu un impact négatif sur les flux humains et les investissements étrangers et a encore réduit le nombre traditionnellement élevé de touristes désireux de passer leurs vacances en Tunisie.
En fait, les investissements libyens ont chuté de près de 60% dans le secteur du tourisme et les flux touristiques ont considérablement diminué après les attentats terroristes de 2015 et 2016 perpétrés par des terroristes tunisiens liés à la Libye.
La Banque mondiale estime que la crise libyenne est à l’origine de 24% de la décélération de la croissance économique en Tunisie au cours de la période 2011-2015. Depuis, ce chiffre a augmenté de manière drastique. C’est l’équivalent de près de 2% du PIB national par an. Selon le « Barcelona Centre for International Affairs », environ 3 millions de Tunisiens dépendaient de la Libye, soit par les rémittences des travailleurs tunisiens, soit par les activitésdu marché noir dans la zone frontalière.
Sécurité transfrontalière
La sécurité des deux pays est étroitement liée. L’absence d’un Gouvernement Central fort à Tripoli et les stocks massifs d’armes aux mains des milices réparties sur tout le territoire libyen en ont fait un terrain de jeu pour les gangs armés et les groupes militants. Le pays a offert un havre de paix à des milliers de terroristes venant d’Afrique subsaharienne (région du Sahel) ainsi qu’à ceux qui fuyaient les foyers de tension en Syrie et en Irak. Les organismes affiliés à l’Etat islamique et à Al-Qaïda se sont regroupés en Libye après les revers subis en Syrie et en Afrique subsaharienne. Avec les centres de recrutement et de formation en Libye, ils sont devenus une menace majeure pour la Tunisie, les autres voisins et même l’Europe.
Face à ce réel danger aux confins du sud tunisien, notamment après les attentats terroristes meurtriers de 2015-2016, les Autorités Tunisiennes se sont mobilisées ces dernières années pour sécuriser les frontières. Située dans une zone tampon militaire, la frontière est aujourd’hui protégée par une infrastructure physique comprenant une clôture électronique, des tranchées, des postes d’observation et des tours. Grâce au soutien américain et allemand, le contrôle des frontières s’est amélioré en incluant une technologie de surveillance moderne renforcée par des sorties régulières de drones.
Des mesures supplémentaires sont en cours pour améliorer davantage la sécurité et renforcer l’imperméabilité des frontières contre les infiltrations terroristes et les activités de contrebande. Mais les autorités veillent à ne pas traiter la menace terroriste sur le même pied que les activités de trafic commercial transfrontalier.
La répression systématique des opérateurs du secteur informel peut rendre encore plus précaire la situation économique déjà difficile des régions dépendantes de la contrebande, en particulier dans les deux grandes villes du sud Médenine, Tataouine et les régions voisines. On affirme souvent que le risque sécuritaire le plus grave qu’encourrait la Tunisie du fait du conflit Libyen ne proviendrait pas vraiment du franchissement illégal de la frontière par les personnes, mais plutôt de la fermeture complète de ces frontières. Strictement appliqué, un tel scénario pourrait en effet déclencher une vague d’agitation qui se transformerait en émeutes et en violence dans de nombreuses zones de la région.
L’absence de solutions socio-économiques aux faibles opportunités d’emploi et de sources de revenus pourrait conduire à des tensions accrues au sein de la population locale. Cela pourrait également radicaliser certains jeunes qui pourraient être tentés de rejoindre des groupes extrémistes s’ils sont laissés sans autres alternatives.
Le débordement de la violence djihadiste a dissuadé les investissements étrangers ainsi que les flux habituels de touristes étrangers, comme ce fut le cas suite à l’assaut de Ben Guerdane du 7 mars 2017 lorsque l’État islamique a tenté en vain de s’implanter dans la ville frontalière de Ben Guerdane ou suite aux attaques revendiquées par Daech dont les auteurs venaient du territoire Libyen.
La Libye reste une préoccupation sécuritaire vitale pour la Tunisieen raison de l’énorme impact sur le développement économique et la stabilité politique du pays. Parallèlement à l’engagement diplomatique, la stratégie tunisienne de défense nationale contre les menaces actuelles et futures provenant de la Libye a été largement réactive et orientée vers l’endiguement.
Le rôle de la diplomatie tunisienne dans le processus de paix en Libye
Conscients de l’impact direct de la situation en Libye sur la transition politique et la relance économique en Tunisie, les gouvernements successifs Tunisiens ont accordé une attention particulière à ce pays voisin.
L’implication des acteurs tunisiens et la nature du soutien qu’ils ont apporté aux différentes factions politiques en Libye reflétaient souvent leurs appartenances idéologiques et le fragile équilibre au sein de la société tunisienne elle-même.
Le Parti islamiste Ennahdha n’a jamais caché son soutien aux islamistes en Libye. Rached Ghannouchi a même félicité en mai 2020 l’ancien Président du Gouvernement d’Union Nationale (GUN) Fayez Al-Sarraj et les groupes islamistes de Tripoli pour leur victoire militaire contre l’Armée Nationale Libyenne (ANL) du Maréchal Haftar. Ses commentaires sont intervenus alors que les forces fidèles au GUN reprenaient le contrôle de la base militaire d’Al-Watya. Ses déclarations ont été sévèrement critiquées par l’opposition tunisienne et ont même incité des députés à agir pour le faire démettre de ses fonctions de président du Parlement.
Immédiatement après les élections de 2014, le Gouvernement Tunisien s’est efforcé de mener une politique active en Libye, tout en gardant une distance égale avec tous les acteurs libyens. L’objectif de feu le président Beji Caïd Essebsi et de la diplomatie tunisienne de l’époque était de contribuer à une sorte de rapprochement entre les factions belligérantes (Est-Ouest / Haftar-Sarraj) et d’œuvrer pour un règlement pacifique du conflit par le dialogue sous le parrainage de la mission de l’ONU (UNSMIL).
La diplomatie Tunisienne s’était alors fixé deux objectifs majeurs
1- Eviter un débordement du conflit libyen sur le territoire tunisien en renforçant la surveillance et le contrôle des frontières en vued’empêcher les infiltrations terroristes et la contrebande d’armes et de marchandises dans le pays.
2- Créer une nouvelle dynamique chez les voisins de la Libye, principalement l’Algérie et l’Egypte, à travers une initiative présidentielle associant les trois pays arabes limitrophes de la Libye (Tunisie, Algérie et Egypte) pour prêter main forteà un règlement pacifique global du conflit. La raison d’être d’une telle initiative est d’harmoniser les positions égyptienne et algériennevis-à-vis du conflit libyen et d’essayer de parler d’une seule voix aux factions politiques libyennes, indépendamment de leurs appartenances idéologiques ou bases régionales.
La déclaration de Tunis du 20 février 2017 a souligné les principes fondamentaux de la solution politique de la crise libyenne:
• Pas de solution militaire au conflit,
• Tout règlement doit être obtenu par le dialogue et la négociation entre toutes les factions libyennes, à l’exception de celles impliquées dans le terrorisme,
• Toute solution doit préserver l’unité et l’intégrité du territoire libyen et viser à unifier les institutions libyennes divisées : la Banque centrale, la compagnie pétrolière nationale et l’armée,
• Les négociations doivent être menées, et le règlement final conclu, sous l’égide des Nations unies, à l’exclusion de toute autre interférence étrangère.
Tels sont les principes de base qui ont finalement été approuvés par le Forum de Dialogue Politique qui s’est tenu à Tunis en novembre 2020, ainsi que par l’accord conclu à Genève le 15 février concernant le Conseil présidentiel et le Gouvernement d’Unité Nationale.
En tant que membre non permanent du Conseil de Sécurité (2020-2021), la Tunisie assume une responsabilité particulière pour accompagner la Libye pendant la période restante devant mener aux élections générales en décembre 2021. Elle doit ainsi insister auprès des autres membres du Conseil sur l’importance de faire sortir la Libye de la phase de transition en organisant des élections nationales démocratiques et transparentes selon les paramètres agrées. Des mesures spécifiques doivent être prises pour atteindre cet objectif en établissant le cadre constitutionnel et juridique nécessaire et en appelant au retrait de toutes les forces étrangères de Libye et au démantèlement des milices armées dans toutes les régions du pays. La Tunisie doit être plus active et vocale dans les différentes réunions liées à la crise libyenne et au suivi des recommandations de la Conférence de Berlin.
La contribution de la Tunisie à la reconstruction de la Libye
La Tunisie est bien placée pour contribuer à la consolidation de la paix en Libye et participer à la réhabilitation de ses institutions et à la reconstruction de son économie. Elle bénéficie d’un avantage qualitatif par rapport à ses concurrents:
• Un secteur privé tunisien opérant sur le marché libyen de longue date,
• Un cadre juridique riche hérité de l’ère Kadhafi-Ben Ali est toujours en vigueur et pourrait aider les entreprises tunisiennes à reprendre rapidement leurs activités en Libye,
• La proximité géographique et la disponibilité d’infrastructures de transport routier réduisent considérablement le coût du transport entre les deux pays,
• Pendant des années, lorsque la Libye était sous embargo imposé par le Conseil de Sécurité de l’ONU à la suite de l’affaire Lockerbie (1988-2008), le secteur privé tunisien était en première ligne pour répondre aux besoins de ce pays en biens de consommation et en denrées alimentaires. Les produits tunisiens sont bien connus et très appréciés des consommateurs libyens,
• Les entreprises tunisiennes ont également acquis une riche expérience dans les projets de travaux publics en Libye. Des centaines de projets de bâtiments publics et de logements ont été exécutés par des entrepreneurs tunisiens. La reprise des activités économiques en Libye offrira de nouvelles opportunités aux entreprises tunisiennes durement touchées par la crise économique interne et la pandémie de Covid-19. Elle ouvrira également le marché du travail à des dizaines de milliers de demandeurs d’emploi.
La contribution de la Tunisie pourrait être apportéedans l’ordre séquentiel suivant:
1 – Fournir une expertise juridique pour préparer de manière adéquate les élections libres et transparentes initiées par le Forum de Dialogue Politique Libyen avant la fin de l’année. Cela pourrait aller de l’aide à la rédaction d’une loi électorale, la délimitation des circonscriptions électorales, en passant par la fourniture de l’assistance nécessaire à la Haute Commission Electorale Nationale (HCEN) pour lui permettre d’accomplir sa mission conformément aux normes internationales de transparence et de responsabilité.
L’expérience acquise par la Tunisie au cours des 10 dernières années en matière de transition politique et de gestion d’élections nationales et locales libres pourrait être utile en vue de mieux préparer le prochain scrutin libyen et mettre en place les différentes étapes de la feuille de route convenue lors de la réunion du FDPLen novembre dernier à Tunis intitulée « la phase préparatoire à la solution globale ».
• Assistance institutionnelle pour la mise en place d’un service public performant en Libye,
Bien que la Tunisie peine toujours à rationaliser et à moderniser sa propre fonction publique, elle peut néanmoins puiser dans sa longue expérience pour apporter le soutien aux Autorités Libyennes dans leur période de transition,
• La bonne gouvernance et le bon fonctionnement des institutions de l’Etat : une telle tâche pourrait être mise en œuvre dans le cadre d’une coopération triangulaire réunissant la Tunisie, la Libye et les pays donateurs démocratiques,
• Le démantèlement et le désarmement des milices afin de contribuer à la constitution et à l’unification de l’armée nationale et des forces de sécurité libyennes.
2 – Les entreprises tunisiennes pourraient également participer à de grands projets d’infrastructure en Libye. Elles peuvent répondre aux appels d’offres publics relatifs aux logements et aux bâtiments publics notamment dans la zone dévastée de Benghazi et de l’Est du pays ainsi que dans les environs de Tripoli.
• Répondre aux besoins du marché libyen en matière de biens de consommation et de produits alimentaires et fournir régulièrement à ce marché des produits compétitifs et de qualité,
• La numérisation du secteur public.
Les perspectives des relations tuniso-libyennes semblent en effet prometteuses. Les récentes visites à Tripoli du président et du Premier ministre tunisiens ont ouvert la voie à un nouveau départ de la coopération bilatérale. Il est évident que les deux pays ont besoin l’un de l’autre pour consolider leurs transitions respectives. La Tunisie a grandement besoin du soutien financier de la Libye sous forme de prêt ou de dépôt auprès de la Banque Centrale Tunisienne pour poursuivre avec confiance les discussions qu’elle a déjà entamées avec le FMI en vue d’obtenir, pour la quatrième fois en une décennie, un accord de prêt de trois ans. La signature par les deux Chefs de Gouvernement le 22 mai d’un nouvel accord pour faciliter les échanges et la circulation des citoyens aidera certainement le secteur privé des deux pays à explorer de nouveaux partenariats et à augmenter le nombre de visiteurs et de touristes libyens en Tunisie.
La Libye, pour sa part, compte sur l’expertise et les ressources humaines de la Tunisie pour contribuer au vaste programme de renforcement institutionnel et de réforme de son secteur public. Elle peut également compter sur la Tunisie, membre non permanent du Conseil de Sécurité de l’ONU jusqu’à la fin de 2021, pour obtenir le soutien indispensable de la communauté internationale, à savoir les membres du P5 (États-Unis, Russie, Royaume-Uni, France et Chine) en vue de faire réussir la transition délicate qui devrait mener aux prochaines élections. La Libye peut également se tourner vers la Tunisie pour mobiliser d’autres pays voisins, en particulier l’Algérie et l’Égypte, pour qu’ils soutiennent le Gouvernement d’Unité Nationale (GUN) créant ainsi les conditions favorables à une transition en douceur vers un règlement permanent de la crise d’ici la fin de l’année. Cependant, les dirigeants des deux pays doivent attendre le résultat des prochaines élections générales en Libye, prévues pour ce 24 décembre, afind’entamer une discussion sérieuse sur la contribution de la Tunisie aux grands projets d’infrastructure en Libye. La tâche principale du Gouvernement Intérimaire Actuel, telle que définie par l’accord du FDPL à Genève, est de préparer le terrain pour des élections transparentes et démocratiques en Libye d’ici la fin de l’année.
Facteurs étrangers en Libye
L’imbrication complexe d’intérêts différents et souvent conflictuels à l’intérieur et à l’extérieur de la Libye a marqué la crise qui est la siennedepuis 2011. Ces intérêts sont complexes à résoudre en raison des profondes fractures institutionnelles, de la méfiance accumulée au cours des années en plus des stratégies divergentes entre les acteurs libyens et les acteurs internationaux.
Le rôle de l’industrie pétrolière et gazière en Libye dans le déclenchement et le maintien du conflit ne peut être sous-estimé, car celle-ci est le principal moteur de l’économie libyenne et représente environ 60% du PIB du pays. Elle est également soumise à une concurrence féroce évidente entre les factions libyennes et les partenaires étrangers.
La distribution équitable des dividendes, la prévention de leur détournement pour financer les militants et les milices et, simultanément, la résolution des différends financiers entre les deux parties au conflit ont toujours été des conditions préalables à toutes les initiatives de paix, principalement celles parrainées par l’ONU.
Les puissances étrangères continuent de peser sur le théâtre libyen, entraînant le conflit dans les tensions régionales, en faisant de lui l’une des guerres par procuration en cours les plus dramatiques au monde.
En fait, la Libye s’est empêtrée depuis 2014 dans un conflit régional plus vaste impliquant trois conflits qui se chevauchent:
• Le premier est centré sur le Golfe avec le Qatar et la Turquie contre l’Égypte, l’Arabie saoudite et les Émirats Arabes Unis. Chaque partie est motivée par ses propres intérêts en Libye et vise à préparer le terrain et orienter le résultat de toute initiative de paix en faveur son propre agenda.
• La deuxième est le résultat de tensions concernant les droits d’exploration gazière en Méditerranée orientale (la Turquie contre l’Égypte, la France, la Grèce, Chypre et Israël), la Libye étant au centre de cette confrontation.
• La troisième implique la Russie et la Turquie, les principaux acteurs extérieurs qui s’opposent en Syrie et dans le conflit entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan. Ils utilisent le théâtre libyen comme terrain pour projeter leur influence et sauvegarder leurs intérêts économiques et stratégiques dans la Libye d’après-guerre.
En fait, les différentes phases de la crise libyenne de 2011 à aujourd’hui montrent que le conflit a une dimension économique aussi importante que les dimensions politique et militaire.
Tout effort visant à stabiliser le pays devrait considérer ces trois composantes de manière intégrée.
La Libye continuera de faire l’objet d’attention des puissances internationales dans les années à venir. Elle dispose des ressources et du potentiel nécessaires pour devenir une plaque tournante pour les affaires en Méditerranée. La Russie affinera encore sa stratégie visant à recouvrer d’énormes dettes dues aux entreprises russes par les gouvernements libyens sous le régime de Kadhafi. Moscou cherchera également à utiliser sa présence sur le terrain grâce à son relais militaire, le groupe privé Wagner, comme un outil important dans sa compétition mondiale avec les États-Unis et l’OTAN en Libye, au Sahel et au-delà.
La France et l’Italie ont leurs propres agendas découlant de leurs intérêts économiques (l’exploration pétrolière par Total et ENI et la contribution anticipée de leurs affaires dans le processus très lucratif de reconstruction du pays), de leurs responsabilités historiques (rôle français dans l’effondrement du régime de Kadhafi en 2011 et héritage colonial italien en Libye).Ceux-ci ont abouti à des politiques ambiguës qui ont de facto bloqué toute action significative de l’Union européenne.
De son côté, la Turquie n’a pas un seul intérêt moteur à faire valoir, mais agit plutôt au milieu d’un mélange complexe de facteurs économiques, politiques et idéologiques qui ont poussé ce pays à s’engager sur plusieurs fronts en Libye.
Malgré l’optimisme suscité par les récents développements, le processus politique libyen reste très fragile ; de nombreuses décisions importantes prises par le groupe de sécurité 5+5 et la FDPL doivent encore être mises en œuvre, à savoir : le retrait des mercenaires étrangers, l’ouverture de la route côtière, l’échange de prisonniers ainsi que la base constitutionnelle pour les élections du 24 décembre 2021.
Le Gouvernement d’Unité Nationale et la MANUL doivent contrôler la violence dans le pays et déterminer le sort des groupes armés. Ils doivent également faire face aux projets contradictoires des puissances régionales et internationales en Libye et mettre un terme aux ingérences étrangères dans sa politique et sa sécurité. La concurrence étrangère devrait s’intensifier dans les mois à venir à l’approche de la date limite des élections. Chaque puissance extérieure tente de façonner le résultat du règlement politique du conflit libyen et de se tailler sa propre niche en fonction de ses intérêts politiques et économiques.
Khemaies Jhinaoui
Diplomate, ancien ministre des Affaires étrangères
Il est président fondateur du Conseil Tunisien des Relations internationales