Dans la suite de Sortir du chaos. Les crises en Méditerranée et au Moyen-Orient, paru en 2018, Kepel passe au crible la conjonction de la chute des prix du pétrole, de la pandémie du Covid-19 et des grands mouvements populaires et leurs impacts dans de nombreux pays de la région, devenue «la plus explosive de la planète». Le désengagement des Etats-Unis a «créé un vide que l’Union européenne, dont huit Etats sur vingt-sept sont pourtant riverains de la Méditerranée, s’avère incapable de combler, faute de stratégie commune de défense», relève-t-il d’emblée.
La suite des bouleversements, parfois violents, crée des clivages profonds et dessine de nouvelles zones d’influence. En trois grandes parties, Gilles Kepel revient sur «la fracturation du Golfe», «le Très Proche-Orient» et «de l’Afrique du Nord aux banlieues de l’Europe». En épilogue, il ne peut omettre de s’exprimer sur le «Jihadisme d’atmosphère et séparatisme islamiste».
Incontournable Tunisie
La Tunisie, un pays qu’il fréquente régulièrement et suit de près, figure à plus d’un titre dans cet ouvrage. Qu’il s’agisse des enjeux de l’islam politique ou des nouvelles tentations turques de ressusciter le grand Empire ottoman, ou encore de la situation dans les deux pays voisins, la Libye et l’Algérie, il s’agit d’un observatoire instructif. Plus encore, avec le phénomène de la migration clandestine, aboutissant parfois à la projection du terrorisme en Europe, comme vient de l’illustrer l’attentat perpétré le 29 octobre dernier par Brahim Issaoui à la basilique Notre-Dame de Nice, faisant trois morts.
Avec ses outils de sociologue et ses paradigmes de politiste, Gilles Kepel, professeur à l’université Paris Sciences et Lettres, qui dirige la chaire Moyen-Orient Méditerranée à l’École normale supérieure et enseigne à l’Université de la Suisse italienne et à Sciences Po (Paris et Menton), a perfectionné son approche. Servi par une excellente documentation, alimentée au jour le jour, il a pu écrire quasiment en direct ce livre. Son collègue, Fabrice Balanche, maître de conférences à l’université Lyon II, lui prêtera sa collaboration précieuse, en établissant dix-sept cartes illustrées qui permettent de visualiser les transformations sur le terrain.
La course à l’hégémonie
Que se passe-t-il dans la tête de Poutine, Erdogan, Mohamed Ben Zaied, Mohamed Ben Selmane, Tamime Ben Hamad, Bachar El Assad, Faiez al-Serraj, Khalifa Haftar, Kaïs Saïed, Abdelamajid Tebboune ou Mohamed VI ? Pourquoi l’Algérie, l’Irak, le Soudan et le Liban sont-ils entrés en effervescence dès 2019, aboutissant au renversement des pouvoirs en place ? Que s’est-il passé en 2020 dans les pays de la région, pourquoi et avec quelles significations ? Et à quoi faut-il s’attendre dès ce début de 2021 ?
Gilles Kepel déploie minutieusement un récit dense, documenté, riche en révélations et témoignages de première main, adossé à une analyse très fine. A force de sillonner la région et d’interroger ses principaux acteurs, au pouvoir, dans l’opposition ou la société civile, mais aussi humant l’ère du temps et sondant l’esprit des uns et des autres, il dispose d’un «matériel» inestimable qui l’autorise à développer une vision claire de la situation.
«Fréro-chiites» et «l’Entente d’Abraham»
Sans concession, Kepel montre les ambitions sans limites d’Erdogan et ses motivations, le jeu habile de Poutine qui tire le mieux bénéfice du contexte, la réactivation du Hamas, la complexité de l’épreuve libanaise et l’émergence de nouvelles alliances. Celle qu’il qualifie de «fréro-chiite» et celle de «l’Entente d’Abraham», après la mise en œuvre du plan américain dans la région et l’établissement des relations entre l’Etat d’Israël et quatre pays arabes déjà…
Le livre fournit alors des clés appropriées pour décrypter tant d’aspects, parfois apparents, mais le plus souvent plongés en profondeur dans des zones que rares sont ceux à même d’explorer. Le lecteur originaire de la région, ou s’y intéressant, en apprend beaucoup, mais surtout réalise la poudrière qui fait face à une Europe insouciante, se croyant tout savoir et habile comme Maître Aliboron, alors qu’elle est en plein manque de connaissance dans une totale impéritie.
Où se situe la Tunisie dans ces tirs croisés? Gilles Kepel l’explique dans son livre. Il nous en dit plus dans l’interview exclusive qu’il a accordée à Leaders.