Quelles perspectives stratégiques entre la Tunisie et l’Afrique

La Tunisie indépendante a entretenu des relations ambivalentes avec l’Afrique :

Alors que les années 60-80 sonnait l’apogée du panafricanisme dans les orientations de la diplomatie tunisienne à travers notamment l’expression d’une solidarité sans faille avec les mouvements de libération dans le Continent. Les 23 années de la présidence du feu Zine El Abidine Ben Ali  étaient caractérisées par une concentration sur nos relations avec l’Europe de l’Amérique et accessoirement avec l’Asie au détriment de l’Afrique. Un choix dicté par les évolutions géostratégiques de l’époque (Processus Euro-Med 1995, Processus d’Oslo 1993) mais aussi par un choix délibéré d’une élite politique et économique portée, par un penchant naturel à ne pas s’aventurer dans les contrées lointaines de l’Afrique et se limiter à interagir avec les espaces européens et arabes (le tissu industriel tunisien était plutôt organiquement lié à l’Europe loi-72 sur la promotion des exportations). Le Président Ben Ali n’a assisté qu’a un seul Sommet de l’UA. Notre présence diplomatique en Afrique était réduite et se limitait à 9 pays essentiellement francophones. Bourguiba avait pourtant jeté les fondements d’une coopération pérenne avec le Continent. Leader respecté en Afrique et chef incontesté du mouvement de libération nationale, il entretenait des relations personnelles étroites avec un certain nombre de leaders subsahariens comme le sénégalais L.S. Senghor, le nigérien Hamani Diori et l’ivoirien Félix Houphouët-Boigny. Sous son impulsion la Tunisie mettait l’expertise qu’elle a développé grâce à un système d’enseignement performant à la disposions de nos frères africains. Elle recevait dans ses universités plusieurs milliers d’étudiants africains, promus par la suite à des postes de responsabilité dans leurs pays respectifs. Notre pays a été l’un des premiers pays à manifester sa solidarité avec le Congo indépendant en déployant en 1961 sous l’égide de l’ONU quelques 2200 casques bleus dans ce pays. Ce contingent était d’ailleurs le premier parmi une série de participations de la Tunisie aux activités de maintien de la Paix de l’ONU sur le Continent. Notre relation avec l’Afrique était une relation naturelle, dictée par notre appartenance à ce Continent et surtout motivée par une solidarité politique sans calcul mercantiles, ou recherche d’influence. Bourguiba fut l’un des fondateurs de l’OUA (prédécesseur de l’UA) et a prononcé  le 25 mai 1963 un discours historique exaltant l’africanité retrouvée de la Tunisie. Il a effectué en 1965 un périple pendant plusieurs semaines en Afrique subsaharienne qui l’a mené en Mauritanie, le Mali, Le Sénégal, le Niger, le Liberia, la République Centrafricaine et le Cameroun. Plusieurs actions de coopération sont nées de ce périple notamment la création de Commissions Mixtes, l’ouverture de succursales bancaires au Sénégal, l’assistance technique au Niger pour créer son propre système bancaire, et l’envoi d’une centaine d’experts dans le Continent dans des secteurs prioritaires pour les pays africains notamment en Agriculture, la santé, l’enseignement et le planning familial. Plusieurs projets pilotes ont été créés grâce à l’expertise tunisienne par la mise en place de cliniques mobiles pour la santé de la mère et de l’enfant, l’électrification des zones rurales et la gestion des eaux. Bourguiba a été l’un des fondateurs en 1970 de l’Agence de Coopération Culturelle et Technique, devenue l’Agence Intergouvernementale de la Francophonie en 1996, puis l’Organisation Internationale de la Francophonie le 1er janvier 2006. Un groupement de 88 Etats membres et observateurs, qui tiendra son 18éme Sommet les 18-19 novembre prochain à Djerba.

         Longuement marginalisée et peu intégrée dans l’économie mondiale, l’Afrique se présente désormais et depuis une quinzaine d’années comme la Région la plus dynamique, connaissant des taux élevés de croissance économique. Ce Continent représente 17% de la population mondiale, 30% des richesses naturelles, 6 des 10 économies enregistrant les taux de croissance les plus rapide au monde, sont africaines. Ce Continent est aujourd’hui l’objet de convoitise d’une compétition de la part des grandes puissances mondiales. Cette compétition est certes économique, liée aux richesses naturelles que recèlent plusieurs pays africains mais elle est aussi politique, sécuritaire et stratégique. La Chine et l’Europe se livrent depuis des années à une concurrence acharnée pour décrocher les projets économiques notamment d’infrastructure. Les échanges commerciaux entre l’UE et l’Afrique ont atteint 225 milliards d’Euros en 2020, soit une augmentation de +20% depuis 2016. La Chine est le plus grand partenaire commercial de l’Afrique depuis 12 ans. La valeur cumulée des échanges commerciaux entre l’Afrique et la Chine s’est élevée à 185 milliards entre janvier et septembre 2021. Les investissements directs chinois étaient de plus de 3 milliards US Dollars pendant la même période. Quelques 3500 entreprises chinoises se sont implantées en Afrique dont 70% d’entreprises privées. La valeur globale des investissements chinois s’élevait à 44 milliards d’US Dollars. La Chine est aujourd’hui le 4éme investisseur dans le Continent. Des puissances moins importantes à l’instar du Japon, la Corée du Sud, l’Inde et la Turquie multiplient les rencontres annuelles avec le Continent usant de leur soft power pour élargir leur influence auprès des pays africains et ouvrir des opportunités de partenariat, d’investissement et d’échanges commerciaux en faveur de leurs opérateurs économiques.  Pas loin de chez nous, le Maroc s’est amplement déployé politiquement et économiquement ces dernières années sur le Continent, augmentant ainsi ses investissements en Afrique et faisant aussi barrage à l’Algérie en limitant l’influence dont jouissait ce pays en Afrique notamment au sujet du problème du Sahara. Ce mouvement a poussé plusieurs pays à reconsidérer leur reconnaissance de la République Arabe Sahraoui Démocratique (RASD). Une politique réfléchie qui s’est avérée efficace puisqu’elle a permis le retour du Royaume à l’UA en janvier 2017 après l’avoir quitté en 1984 pour protester contre l’attribution du siège du Front Polisario, admis comme représentant de la République Arabe Sahraouie Démocratique.

         Mais outre la compétition au niveau économique, les puissances étrangères se livrent aussi à une autre compétition sécuritaire, notamment au Sahel. Invités par certains pays de la Région dans le cadre de la lutte contre les mouvements terroristes et séparatistes les puissances étrangères se disputent de l’influence dans la Région rendant ainsi l’Afrique subsaharienne un lieu de prédilection d’une concurrence acharnée entre l’ancienne puissance coloniale : la France soutenue par l’UE (Mali, Burkina Faso, Tchad) et la Russie, les USA et la Chine. Moscou s’active à travers le déploiement des milices privées « Wagner » présentes dans ces pays et en Lybie. Les USA et la Chine disposent aussi de présence militaire et stratégique, à travers notamment, en ce qui concerne la Chine, une base militaire à Djibouti. Les USA qui disposent depuis 2007 d’un commandement unifié en Afrique « AFRICOM » qui coordonne toutes les activités militaires et sécuritaires des Etats Unis sur le Continent et dont le siège se trouve à Stuttgart (Allemagne) (3600 soldats) vient d’adopter le 27 avril 2022 un projet de loi soumis par l’intermédiaire du Président de la Commission des Relations Etrangères de la Chambre des Représentants visant à développer une stratégie contre les activités de la Russie sur le Continent et à saper « les objectifs et les intérêts de la Russie en Afrique ». Ce déploiement sécuritaire, projection de puissance sur le Continent, a bien évidemment pour but de soutenir les objectifs politiques des pays concernés ainsi que leurs intérêts économiques en Afrique.

         Face aux mutations stratégiques et économiques  et la compétition effrénée sur le Continent, quelles sont les chances d’un redéploiement tunisien rapide et efficace en Afrique ?

         Permettez à ce propos de vous livrer quelques réflexions sur la stratégie adoptée par  la diplomatie tunisienne notamment depuis 2016 afin d’augmenter notre présence en Afrique et élargir méthodiquement nos intérêts et notre coopération avec les pays africains. Cette stratégie se décline en 3 volets :

  1. Au niveau bilatéral :

Développer le cadre légal bilatéral avec les pays africains pour encourager le partenariat et les échanges commerciaux (relancer les commissions mixtes, revoir les accords de non double importation ainsi que les accords d’encouragement et de protection des investissements. Revoir les accords consulaires et ceux portant sur la suppression de visas. Encourager les départements techniques (enseignement supérieur, santé) pour renforcer la coopération bilatérale dans ces domaines et surtout augmenter le nombre des étudiants africains en Tunisie (octroi de bourses).

  • Au niveau multilatéral :

Outre une participation plus active et soutenue dans les réunions de la Commission Africaine et les multiples Conférences Ministérielles organisées dans le cadre  de l’Union Africaine. Notre objectif consistait à Intégrer la Tunisie dans les accords régionaux.

La Tunisie a ainsi intégré en marge de deux ans trois Accords fondamentaux à caractère économique. J’ai eu l’honneur et le privilège de les signer au nom du Gouvernements tunisien.

  1. CEDEAO : le 20 novembre 2017, la Tunisie accède officiellement au statut d’observateur auprès de la communauté économique d’Afrique de l’Ouest (CEDEAO). Un ensemble économique regroupant 15 pays. L’Accord signé à Tunis prévoit l’établissement d’une feuille de route entre la Tunisie et le CEDEAO pour libérer progressivement des secteurs prioritaires comme l’agriculture, le commerce et l’investissement. L’objectif ultime étant la création d’une zone de libre-échange entre la Tunisie et le CEDEAO permettant de porter le volume de nos exportations vers cet espace de 1% en 2017 à 10% lors de l’intégration totale de notre pays dans ce groupement économique.
  2. COMESA : le 18 juillet 2018, la Tunisie est devenue membre du « Marché commun de l’Afrique Orientale et Australe », une organisation régionale formée en 1994 qui regroupe 21 états et 474 millions d’habitants dont l’objectif est de former une grande unité économique et commerciale grâce à l’intégration régionale et la création d’une union douanière et un marché commun. En intégrant cette organisation, la Tunisie s’offre de nouvelles opportunités dans une région riche, anglophone et lusophone qui échappait auparavant aux opérateurs tunisiens. Nos produits peuvent désormais être écoulés en franchise totale et les responsables tunisiens peuvent occuper des postes de responsabilité au sein des structures de la COMESA.
  3. ZLECAF : Zone de libre-échange continentale africaine. Cet accord signé le 21 mars 2018 à Kigali est entrée en vigueur le 30 mai 2019. Le Ministère du Commerce et du Développement des exportations a organisé le 15 avril 2022 un atelier de validation de la stratégie nationale pour la mise en œuvre de la zone de libre-échange continentale africaine. Une stratégie devant faire valoir les avantages comparatifs de notre pays pour mieux favoriser la diversification de notre économie et le développement de chaines de valeurs.

Les jalons ont ainsi jetés pour étoffer le cadre juridique permettant à la Tunisie de mieux intégrer l’économie africaine et ouvrir de nouvelles opportunités à nos opérateurs économiques pour commencer à investir et nouer des partenariats sur le Continent Africain. Toutefois pour être complète, cette stratégie doit comporter trois volets essentiels :

  • Renforcement de notre présence diplomatique et du CEPEX dans le Continent,
  • La mobilisation des outils et la logistique nécessaire pour renforcer nos échanges avec les pays africains,
  • La définition d’une stratégie nationale vis-à-vis de l’Afrique.

1 Au niveau diplomatique : deux nouvelles Ambassades ont été ouvertes en 2017 à Ouagadougou et en 2018 à Nairobi portant le nombre de nos Ambassades en Afrique subsaharienne de 9 à 11 et à 17 (si on compte nos Ambassades au Maghreb, Soudan et Egypte). De même il a été décidé en 2018 d’ouvrir cinq bureaux du CEPEX dans les principaux centres commerciaux en Afrique : Lagos, Douala, Luanda, Kinshasa et Nairobi. Notre présence diplomatique demeure certes faible par rapport à nos voisins (Algérie, Maroc, ou même la Libye) mais nous pensons que cet effort d’élargir notre couverture diplomatique devra se poursuivre, dès que la situation économique du pays s’améliore.

2 Au niveau de la mobilisation des outils et de la logistique il faut reconnaitre que beaucoup reste à faire pour soutenir nos opérateurs à se déployer sur le marché africain. D’abord au niveau du transport en encourageant TUNISAIR à ouvrir de nouvelles lignes desservant l’Afrique. La compagnie nationale desserre en principe sept destinations en Afrique subsaharienne : Nouakchott, Dakar, Abidjan, Conakry, Bamako, Niamey, Ouagadougou. Elle devait en 2018 renforcer ce déploiement par l’ouverture de nouvelles lignes à Cotonou, Khartoum, Douala, Ndjamena, Lagos et Accra. De même l’ouverture d’une ligne maritime devrait aussi être envisagée pour soutenir le transport, le fret maritime et accroitre nos exportations sur les principaux ports africains.

Elaboration d’une stratégie Nationale vis-à-vis du Continent

Pour qu’elle soit efficace , cette stratégie requiert deux conditions essentielles :

  1. Elle doit impliquer l’ensemble des intervenants sur le marché africain. L’expérience de la création d’un secrétariat d’Etat pour la diplomatie économique relevant du Ministère des Affaires Etrangères en 2018-aujourd’hui supprimé- démontrait que nous n’étions prêts à concevoir une politique unique et cohérente dans le déploiement de nos intérêts économiques à l’étranger. Le Secrétaire d’Etat ne disposait d’aucun outil opérationnel pour mettre en œuvre une quelconque diplomatie économique. Les Départements techniques (MDCI, Commerce, Agriculture…) refusaient obstinément de céder leurs attributions à la nouvelle structure de diplomatie économique. L’APIA et l’ATCT continuaient à relever du MDCI, le CEPEX du commerce l’APIA du Ministère de l’Agriculture, l’ONTT du tourisme et le TUNISAIR du transport. Une situation anachronique qui se soldait souvent par un effritement et des dilapidations des moyens humains et financiers, une duplication d’approches et parfois des initiatives contradictoires conçues et réalisées à l’insu du Ministère des Affaires Etrangères et du chef du Poste Diplomatique ou Consulaire.
  2. Une étude de marché des pays visés et les avantages comparatifs de la Tunisie par rapport aux pays concurrents. Nous ne pouvons pas être présents dans tout le Continent ou exporter tous les produits. Les bureaux d’études opèrent depuis plusieurs années avec grand succès en Afrique. De même des entreprises tunisiennes réussissent dans la construction d’infrastructures dans plusieurs pays africains. De même STEG international et SONEDE international ont réalisé des projets modèles dans de nombreux pays. L’Etat doit veiller à accompagner ces opérateurs, à leur ouvrir de nouveaux marchés et à faciliter leurs activités en Afrique.

Un effort spécial devra être fait pour encourager et accompagner le secteur privé sur le marché africain. Cela doit se faire bien évidemment en lui facilitant l’accès aux crédits, en renforçant le réseau du transport aérien et maritime sur le Continent et en agissant pour que les produits tunisiens soient compétitifs sur le marché africain.

Khemaies JHINAOUI

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