Le Conseil tunisien des relations internationales (CTRI), en collaboration avec la Fondation Konrad Adenauer, ont organisé, du 5 au 7 mars 2024, la deuxième édition des journées de réflexion portant sur le positionnement stratégique de la Tunisie dans le nouvel ordre mondial.
Un certain nombre d’anciens Ministres, de diplomates, d’experts, d’universitaires et de professionnels étaient présents à ces journées pour débattre de la recomposition économique et des récents changements géostratégiques et plus particulièrement de la place que pourrait occuper la Tunisie dans un système global marqué par la dérégulation. (Ci-joint le programme détaillé des journées de réflexion).
Ces journées ont comporté cinq panels qui ont porté sur les thèmes suivants : tout d’abord, une première journée dédiée à la recomposition géopolitique et géoéconomique du monde, aux mutations régionales, notamment, l’impact des crises et des conflits au Sahel sur la Tunisie, la situation dans la région de l’Afrique du Nord et du Moyen-Orient (MENA), en particulier l’évolution de la crise libyenne et la guerre de Gaza et les perspectives du règlement de la question palestinienne ; puis une seconde journée comportant un panel spécial consacré aux enjeux technologiques et d’innovation : quelle place pour la Tunisie dans le monde de demain ?
A l’instar de l’édition précédente, la deuxième édition des journées de réflexion a été inaugurée le soir du 5 mars par une conférence de M. Ghassen SALAME, ancien ministre de la Culture au Liban, ancien envoyé spécial du Secrétaire Général des Nations Unies en Libye, et des allocutions d’ouverture de M. Khemaies JHINAOUI, Président du CTRI ainsi que M. Malte GAIER Président de la Fondation KAS en Tunisie.
Synthèse des travaux :
Depuis la fin de la guerre froide, on peut citer deux phases distinctes : la « mondialisation heureuse » (1989-2006), caractérisée par des changements dans le système international et l’expansion du régime démocratique, et la « mondialisation problématique » (2006 à aujourd’hui), marquée par une augmentation des coups d’État et la montée du populisme.
Le monde contemporain est façonné par divers changements et tendances contradictoires, nécessitant une redéfinition des enjeux mondiaux en matière de sécurité, de politique, d’économie, d’environnement, de technologie et de cyberespace. Les crises récentes, telles que la pandémie de Covid-19, l’invasion russe en Ukraine, l’offensive israélienne à Gaza, et le récent coup d’État au Soudan, soulèvent des questions sur l’avenir des relations inter-étatiques et de la mondialisation. « Le système international actuel est de plus en plus dérégulé, ayant mis de côté les réglementations qui le gouvernaient », a souligné M. Ghassen SALAME.
A travers un contexte historique complexe, les intervenants reviennent sur les tensions créées par l’extension de l’OTAN vers l’est, la guerre en Ukraine, la place de la religion dans le conflit israélo-palestinien, les notions de frontières et de territoire, la montée en puissance de la Chine, de l’Iran et de la Turquie, ou encore la complexité institutionnelle de l’Union Européenne et son incapacité à réagir dans un monde en désordre et à projeter une politique étrangère et de sécurité cohérente au nom des vingt-sept membres.
Parmi les défis majeurs relevés par les intervenants est le déclin de la démocratie. M. Ghassen SALAME observe que « le monde est nettement moins démocratique » aujourd’hui. Alors que 53 % de la population mondiale vivait sous un régime démocratique dans les années 2000, seulement 7 % serait dans une démocratie en 2024. Cette année, la démocratie sera de nouveau mise à l’épreuve. Comme le précise M. Khemaies JHINAOUI, il s’agit, en effet, d’une « année électorale record », avec des élections législatives, présidentielles, régionales ou encore parlementaires dans 68 pays, dont les États-Unis, la Russie, l’Inde et le Brésil. Concernant les prochaines élections présidentielles aux Etats-Unis plus particulièrement : la perspective d’un plausible 2nd mandat du Président Trump, soulignant quelques intervenants, est susceptible de renforcer les mouvements d’extrême droite dans le monde, de réduire drastiquement l’assistance américaine à l’Ukraine, de provoquer un rapprochement entre les Etats-Unis et la Russie, de secouer la solidarité au sein de l’OTAN et de modifier profondément la carte politique du Moyen-Orient, tout en alimentant des inquiétudes au sujet de la politique économique commerciale à l’échelle mondiale.
D’autres signes de changement ont vu le jour avec l’avènement de nouveaux développements pouvant influencer les dynamiques internationales. En effet, l’année 2023 a été marquée par l’élargissement des BRICS lors du 15e Sommet du groupe avec l’adhésion de six nouveaux membres : l’Arabie-Saoudite, l’Argentine, L’Égypte, Les Émirats arabes unis, l’Éthiopie, et l’Iran.
En ce qui concerne la Tunisie, l’actualité géopolitique et géoéconomique de l’Afrique subsaharienne, représente « un grand défi d’ordre sécuritaire, migratoire et humanitaire » pour le pays, considéré comme un État de transit. La situation dans la région du Sahel, la crise libyenne face à l’échec des tentatives de résolution depuis 2011, ou encore l’avenir incertain de l’Union du Maghreb Arabe face aux tensions persistantes entre l’Algérie et le Maroc, représentent, en effet, des enjeux cruciaux pour la sécurité, tant nationale que régionale.
Selon les intervenants, la Tunisie est directement affectée par les dynamiques de la sous-région, notamment par le flux migratoire, le crime organisé et le terrorisme, ce qui aggrave sa propre crise politico-économique.
Le dernier grand enjeu évoqué concerne la technologie. Les intervenants ont souligné les difficultés et défis majeurs de la Tunisie en la matière. Ils ont mis en avant, entre autres, le retard digital qu’accuse le pays, le faible investissement dans la recherche, la fuite des cerveaux et enfin, les obstacles administratifs.
Afin de redynamiser la position de la Tunisie sur les sphères régionale et internationale, plusieurs recommandations ont été émises lors des journées de réflexion : tout d’abord, en ce qui concerne la technologie, les intervenants ont noté le besoin de valoriser les ressources humaines hautement qualifiées en matière de recherche et d’innovation afin de profiter de la transition technologique et de lutter contre la fuite des cerveaux. Cela nécessite un renforcement de l’infrastructure numérique, notamment par des investissements dans des domaines clés tels que la cybersécurité. De plus, il est crucial de promouvoir la souveraineté numérique en orientant la recherche vers les besoins nationaux.
Sur le plan géoéconomique, les solutions, affirment les intervenants, consistent à valoriser les ressources humaines hautement qualifiées en matière de recherche et d’innovation afin de profiter dans la transition technologique.
En outre, « si l’on se projetait à l’horizon 2030, une des conditions clés pour atteindre un taux de croissance de 3% est que nos exportations de biens et de services atteignent 120 milliards de dinars (à taux de change constant) contre 72 milliards de dinars en 2023. Augmenter notre part du marché européen de 0,4% en 2023 à 0,7% en 2030 permettrait d’atteindre cet objectif », propose Monsieur Afif CHELBI, tout en ajoutant que « la Tunisie doit se repositionner sur l’échiquier international de l’investissement » si elle souhaite assurer un avenir propice à l’économie du pays. Ainsi, il faudrait pour cela qu’elle saisisse les opportunités en redonnant confiance aux opérateurs économiques et en développant sa principale richesse.
Puis, afin de ne pas subir la recomposition géoéconomique globale,M. Ezzeddine SAIDANE affirme qu’« il faudrait apaiser notre vie politique d’abord, engager les réformes nécessaires indispensables, inévitables et qui ont beaucoup trop tardé, définir ce que l’on veut faire de notre pays, définir un but, définir une stratégie ». En d’autres termes, il faut entamer au plus vite des réformes.
Enfin, certains intervenants ont mis en avant la nécessité pour la Tunisie de sécuriser ses frontières tout en respectant les droits des migrants, nécessitant une nouvelle politique frontalière et des investissements dans les technologies de surveillance. Cependant, une approche globale impliquant le Sahel, le Maghreb et l’Europe est nécessaire pour résoudre durablement ces problèmes complexes.
Selon certains experts, la Tunisie peut jouer un rôle plus actif au Sahel, bénéficiant d’une image relativement positive dans la région par rapport à d’autres acteurs régionaux. Les opportunités commerciales pour les entreprises tunisiennes dans le Sahel pourraient aussi être développées en s’inspirant du modèle turc.