Les nouvelles mutations géopolitiques au Moyen- Orient

Par Khemaies Jhinaoui (*) – Le Moyen-Orient, à l’instar des autres régions du monde, est aujourd’hui le théâtre de mutations géopolitiques majeures d’ordre politique, économique et sécuritaire. Ces changements affectent pratiquement tous les pays de la région et s’étendent à l’Afrique du Nord et à l’Afrique subsaharienne. Ils sont en fait le prolongement direct des évolutions majeures que connaît le monde depuis la fin de la guerre froide et l’effondrement de l’Union soviétique. Cela s’est accéléré avec les effets dévastateurs des révolutions de 2011, qualifiées par les médias occidentaux de ‘printemps arabes’ et, plus récemment, par l’impact ravageur de la pandémie de COVID-19 sur les économies de la région. L’invasion russe de l’Ukraine et la guerre meurtrière que mène depuis 8 mois l’État hébreu contre le peuple palestinien à Gaza n’ont fait qu’exacerber davantage une crise déjà complexe et profonde.

Des changements remontant au 20ème siècle

Pour comprendre le présent, il faut se référer au passé. Les événements du siècle dernier ont, en effet, façonné immanquablement la configuration géostratégique de la région. Fortement impacté par les accords de Sykes-Picot de mai 1916, négociés et conclus dans le secret par la France et le Royaume-Uni, le Moyen-Orient divisé en zones d’influence, dans le but d’accélérer le démantèlement de l’Empire ottoman, a été brusquement exposé depuis cette date aux influences étrangères. De même, la déclaration de Balfour de 1917, promettant l’établissement d’un foyer national juif en Palestine, a enfoncé la région dans une ère de forte turbulence sans fin en dépossédant tout un peuple de ses terres et droits nationaux, sans pour autant réussir à faire accepter la nouvelle entité juive par ses voisins. Enfin, la découverte du pétrole dans la péninsule arabique a complètement modifié la configuration politique et économique des pays du Golfe et augmenté sensiblement l’intérêt des puissances étrangères pour la région.

Deux autres événements majeurs, relativement récents, ont été à l’origine de multiples crises et ont accéléré la fragmentation géostratégique du Moyen-Orient. Tout d’abord, l’invasion du Koweït par l’Irak en 1990, qui a précipité l’effondrement de l’ordre arabe, représenté par la Ligue des États arabes. Incapables de formuler une position commune face à cette invasion, les pays arabes se sont divisés en deux groupes : ceux qui soutiennent l’agression du régime de Saddam Hussein contre son voisin, et ceux qui ont décidé de rejoindre la coalition conduite par les États-Unis qui a forcé l’Irak à se retirer du Koweït. Une nouvelle ère s’installe ainsi dans le monde arabe, caractérisée par l’immobilisme des institutions panarabes et l’intensification des interventions étrangères dans la région.

Ensuite, la vague des révolutions du Printemps arabe en 2011 a engendré un nouveau processus d’instabilité, illustré par la multiplication des guerres civiles dans au moins quatre pays arabes (Libye, Syrie, Yémen et Soudan) et a provoqué des bouleversements internes dans de nombreux pays ainsi que de nouvelles configurations géopolitiques touchant pratiquement l’ensemble de la région.

Au niveau régional, il est crucial de noter que ces mutations profondes ont entraîné un glissement rapide et un recentrage du pouvoir politique et économique vers les pays du Golfe plus stables et disposant de moyens financiers importants leur permettant de projeter leur influence au-delà de la région.

Le Moyen Orient a, en outre, subi de plein fouet les grands bouleversements de l’ordre mondial de l’après-guerre froide. Un ordre qui a été par excellence, pendant les 30 dernières années, unipolaire et américain. Poussé par sa victoire éclatante sur l’URSS et le système communiste, l’Occident libéral, a exercé, sous le leadership américain une domination quasi exclusive sur les relations internationales, l’économie mondiale et les institutions de Bretton Woods (BM, FMI). Son rôle a été aussi déterminant dans la définition des paramètres de la sécurité mondiale et du concept stratégique de l’OTAN. Au Moyen-Orient, la politique des États-Unis et de leurs alliés consistait à veiller sur deux objectifs fondamentaux. Assurer la protection d’Israël, à travers un soutien diplomatique sans faille au sein des instances internationales et lui octroyer une assistance logistique et militaire massive afin de garantir sa supériorité stratégique vis-à-vis de ses voisins arabes. Le second objectif portait sur la sécurisation des sources d’énergie et de garantir un accès ainsi qu’un flux de cette denrée essentielle à prix raisonnables.

La vague des révolutions de 2011 a aussi engendré l’émergence de puissances régionales animées par des velléités nationalistes, notamment la Turquie et l’Iran: deux pays ayant réalisé des performances incontestables en matière d’industrialisation militaire et des avancées structurelles en matière de croissance économique. Ils ont profité de l’instabilité de certains pays arabes, secoués par les révolutions de 2011, pour projeter une image de puissance auprès de leurs voisins et ressusciter leurs ambitions expansionnistes dans la région. Face à la montée de ces puissances régionales non arabes, on constate un recul, voire un effacement des organisations panarabes. L’ensemble des conflits régionaux issus du Printemps arabe (Libye, Syrie, Yémen et Soudan) sont aujourd’hui gérés en dehors de la Ligue des États arabes. Impuissants et divisés, les Arabes n’ont pas été en mesure de d’apporter de solutions aux multiples conflits qui secouent la région. Plus récemment, ils étaient incapables de réagir à temps aux atrocités commises par Israël à Gaza ni de traduire la large sympathie exprimée en faveur de la cause palestinienne en actions concrètes et initiatives diplomatiques capables de mettre fin à la guerre.

Enfin, il convient aussi de souligner l’apparition depuis 2011 d’entités non étatiques disposant d’importantes ressources financières et de moyens militaires, agissant en dehors du périmètre national et se présentant désormais comme des acteurs incontournables dans la région. Souvent en lien direct avec une des puissances régionales (Daech, Houthis, le Hezbollah, le Hamas), ces entités œuvrent en proxies et assument un rôle de plus en plus important dans le déroulement de conflits régionaux.

Déluge al Aqsa (7 octobre 2023)

L’opération brusque commise par Hamas n’a été ni attendue ni concertée avec d’autres acteurs. Elle traduit un profond sentiment, largement partagé par les Palestiniens, que leur cause a été marginalisée, voire oubliée. L’attaque du 7 octobre a été aussi une réponse violente à la politique menée par l’extrême droite israélienne brutalisant la population civile en Cisjordanie en confisquant leurs terres et en leur imposant un régime de ségrégation, similaire à celui de l’apartheid.

Le manque d’engagement réel de la communauté internationale et des États arabes dans un processus de règlement pacifique du conflit, ainsi que la décision de certains pays arabes de conclure des accords avec l’État hébreu, sans prendre en considération les droits légitimes du peuple palestinien, ont également été des facteurs contributifs. En fait, ces accords de normalisation conclus sous forme de transaction étaient plutôt orientés vers la satisfaction d’intérêts spécifiques nationaux des pays concernés et ne prétendaient nullement relancer un processus de paix devant permettre aux palestiniens de retrouver leurs droits nationaux. Pour le Maroc, c’était faire reconnaître la marocanité du Sahara par les États-Unis, pour le Soudan, la levée des sanctions américaines imposées à Khartoum depuis l’époque du président Al-Bachir, pour Bahreïn, la promesse de protection contre toute menace iranienne.

Conséquences de l’opération «déluge Al Aqsa» et de la guerre d’Israël contre Gaza

1. Une des conséquences immédiates de cette guerre et des échos qu’elle a eus de par le monde est la fin de l’isolement des Palestiniens sur la scène internationale et le placement à nouveau de leur cause au centre de l’agenda mondial. L’attaque du 7 octobre a également interrompu, du moins temporairement, l’élan de normalisation entamé avec les accords d’Abraham. Quant au Hamas, en menant cette attaque, il cherchait, de toute évidence à briser le blocus imposé par les autorités d’occupation a la Bande de Gaza, mais aussi à se tailler une place politique sur l’échiquier politique palestinien en se positionnant comme une alternative à l’autorité palestinienne, jugée dépassée et sévèrement critiquée par une opinion politique non satisfaite de la posture pacifique apportée par le président Abbas face aux agressions israéliennes.

2. L’attaque a en outre brisé le mythe de l’invulnérabilité israélienne et remis en question l’efficacité de son armée et de ses services de renseignements. La faille constatée le 7 octobre a porté un coup fatal à un des fondements principaux des accords de normalisation notamment signés dans le cadre des accords d’Abraham. En se précipitant à conclure ces accords, les pays concernés cherchaient en effet à tirer profit de l’expertise israélienne dans ce domaine afin de se prémunir contre toute attaque extérieure. En outre, l’existence d’Israël se trouve, pour la première fois depuis soixante-dix ans, sérieusement menacée. C’est d’ailleurs ce qui explique la ruée des chefs d’État des pays alliés qui se sont rendus en 24 heures à Tel Aviv pour manifester leur soutien à l’État hébreu. Le président américain, outre l’octroi d’une aide militaire et financière massive, a même ordonné le déploiement de deux porte-avions sur les côtes israéliennes. Il a promis une intervention directe en cas d’expansion du conflit. Par ailleurs, Israël se retrouve aujourd’hui plus que jamais isolé sur la scène internationale. Le pays fait l’objet de plaintes pour génocide et crimes de guerre devant la Cour pénale internationale et la Cour internationale de justice. Certains pays ont rompu leurs relations diplomatiques avec Tel Aviv. D’autres ont préféré reconnaître l’État palestinien afin d’augmenter les chances d’un règlement politique basé sur la création de deux États, portant ainsi le nombre de pays reconnaissant l’État Palestinien à 147 sur les 193 que comptent les Nations Unies.

De larges factions de la population israélienne déjà critique vis-à-vis du Premier ministre Netanyahu réclame désormais son départ. Elle estime que l’attaque du 7 octobre aurait pu être évitée et que les objectifs annoncés par le gouvernement de droite de détruire le Hamas et de libérer les otages n’ont pas été atteints.

3. Au niveau régional, la guerre a renforcé la position de l’Iran comme force incontournable dans la région. Ce pays a réussi à ne pas s’impliquer directement dans les hostilités et à contrôler les actions de ses proxys en leur imposant la cadence à suivre dans leurs hostilités vis-à-vis de l’Etat hébreu. Contrairement aux idées reçues, les États-Unis et Israël ont adopté une politique prudente vis-à-vis de Téhéran et évité d’arborer une posture belliqueuse à l’égard de ce pays. Leur objectif était d’arrêter toute propagation du conflit, mais aussi pour Washington, de dresser des obstacles contre tout rapprochement de Téhéran de Moscou. Les pays du Golfe quant à eux semblent soucieux de s’occuper de leurs projets économiques grandioses et de leur stabilité interne et ont démontré par leur relative passivité qu’ils tiennent à empêcher un embrasement général susceptible de bouleverser leurs priorités de développement.

4. La guerre a également démontré que les questions régionales sont profondément imbriquées et ne peuvent être traitées séparément. L’attaque du 7 octobre a été un événement déterminant qui a provoqué un changement fondamental dans la façon dont le conflit israélo-palestinien est perçu et abordé. Le règlement de la question palestinienne constitue désormais un élément central pour toute initiative de réconciliation entre les pays arabes et Israël. L’Arabie Saoudite tout en réitérant sa disposition à poursuivre les pourparlers pour conclure cet accord bilatéral avec les Etats Unis garantissant sa sécurité exige désormais l’engagement de Washington à faciliter un processus politique devant mener à création d’un État palestinien comme condition sine qua none de tout rapprochement avec l’État hébreu.

Perspectives de l’après-guerre

La guerre en cours à Gaza est la plus longue entreprise par Israël depuis sa création en 1947. Elle est également la plus meurtrière et dévastatrice pour le peuple palestinien. Alors que Palestiniens et israéliens cherchent à mettre fin au conflit, les dirigeants israéliens, mais aussi paradoxalement ceux du Hamas, veulent la prolonger. Chacun a ses propres intérêts. Netanyahou semble déterminé à poursuivre l’agression. Son but déclaré est de réaliser les objectifs de la guerre, à savoir la récupération des otages et la destruction du Hamas, mais en fait il est convaincu que toute cessation des hostilités l’obligerait à rendre des comptes devant la justice israélienne. De son côté, le Hamas cherche à s’assurer une place dans le paysage politique de l’après-guerre, surtout qu’il estime que l’Autorité palestinienne est en cours d’effondrement et que l’approche suivie par cette dernière a montré ses limites et semble de plus en plus rejetée par le peuple palestinien.

Par ailleurs, face au soutien sans précédent de la communauté internationale à la cause palestinienne, on constate un immobilisme du côté palestinien. La division entre le Hamas et l’Autorité palestinienne, consommée depuis 17 ans et encouragée par les forces d’occupation, ne cesse de s’exacerber. Les deux parties semblent déterminées à maintenir le statu quo, rendant illusoire la possibilité de se présenter en front uni en cas de reprise des négociations de paix.

L’Autorité palestinienne, de son côté, essoufflée et incapable de faire face à la répression des forces d’occupation et aux agressions des colons, peine à renouveler sa légitimité. Les élections générales, initialement prévues en 2021, ont été, en effet, reportées sine die par le président Mahmoud Abbas.

Deux scénarios se présentent enfin comme d’éventuelles issues de la crise en cours:

Le scénario le plus probable est que Netanyahu poursuit sa guerre à Gaza, cherchant à tout prix à donner l’impression qu’il n’a pas failli à ses promesses d’éradiquer la menace du Hamas et de récupérer les otages tout en continuant à manœuvrer pour garder sa coalition en vue d’échapper à la justice. Un tel scénario serait catastrophique pour le peuple palestinien et empêcherait toute reprise sérieuse des négociations de paix, réduisant ainsi à néant tout espoir de création, dans un délai raisonnable, d’un Etat palestinien.

Le deuxième scénario envisageable est que les pressions internes et internationales finissent par fléchir l’ardeur meurtrière du Premier Ministre israélien et provoquent une fracture au sein de la coalition israélienne en poussant les ministres d’extrême droite à quitter le Gouvernent. Cela accélèrerait les négociations sur un cessez le feu et serait de nature à alléger les souffrances de la population de Gaza. Ce scénario est soutenu par le gouvernement américain, ainsi que par les pays arabes. Ces derniers ont d’ailleurs produit un document en 12 points présentant les mesures à entreprendre en vue d’une relance des négociations. Une telle hypothèse ouvrirait la voie à un processus de retour au calme dans les territoires palestiniens et, un début de sortie de crise permettant surtout d’entamer des négociations sérieuses en vue d’atteindre un règlement pacifique du conflit sur la base de deux États.

Ce processus qui s’annonce long, difficile et complexe, requerrait un engagement sérieux de la communauté internationale, notamment des Etats-Unis, et surtout un sursaut national de la part des Palestiniens pour dépasser leurs divisions et se présenter en front uni face à un interlocuteur déterminé à saboter tout effort tendant à l’émergence d’un Etat palestinien indépendant.

 

 

Synthèse de la conférence de M. Khemaies Jhinaoui, ancien ministre des Affaires étrangères, président du Conseil tunisien des relations internationales, à l’invitation d’un collectif d’associations (Association de défense nationale, Anciens Officiers de l’armée nationale, et Amicale des anciens élèves du cycle supérieur de l’ENA).

Article disponible sur l’URL suivant : https://www.leaders.com.tn/article/35971-les-nouvelles-mutations-geopolitiques-au-moyen-orient-album-photos

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